AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Les Jeudis du Songeur (248)

CONNAÎTRE LES MOTS POUR COMPRENDRE LE MONDE

Cette formule que j’ai sciemment inscrite sur la couverture du Dictionnaire portatif du bachelier n’est pas un slogan vendeur, mais l’expression précise de mon projet de pédagogue : expliquer aux étudiants ou autres lecteurs en quoi les mots sont des clefs qui les ouvrent à l’intelligence des choses. La tâche n’était pas facile, notamment pour définir ce que j’appelle les « mots-concepts », vu le peu de place dont je disposais.

Pour illustration, je vous propose de relire aujourd’hui l’article « Système », tel qu’il figure à la page 643 de cet ouvrage. Et puisque j’ai le loisir et l’espace d’ajouter ici quelques notes à cet article, j’ai pensé qu’il eût été dommage de nous en priver…


SYSTÈME. n. m. Ensemble ordonné et cohérent d’éléments interdépendants, propre à fonctionner de façon autonome. Le mot système est employé aussi bien pour des réalités objectives que pour des représentations de l’esprit. D’où les trois séries de significations suivantes :

1. Un système peut être un ensemble naturel, concret, qui semble fonctionner en soi, indépendamment de l’action consciente de l’homme. Le système solaire. Le système nerveux. Les sciences de la nature observent de nombreux systèmes de ce genre1.

2. Un système peut être un ensemble réel à demi produit par la volonté humaine, à demi issu d’une cohérence interne qui lui est propre. Le système capitaliste. Le système politique. Le système des médias. Pour désigner l’ordre établi, dans une société qui semble fonctionner d’elle-même, on dit parfois « le système ». Dans tous ces exemples, il y a bien intervention humaine pour faire fonctionner, pour analyser, pour parfaire des structures mises en place ; mais, en même temps, il y a une sorte de logique interne de la réalité prise dans son ensemble, qui échappe aux volontés individuelles des hommes, qui fonctionne indépendamment des éléments qu’elle intègre. Quand Baudrillard intitule un livre Le Système des objets2, il ne dit pas que ce « système » est sciemment organisé par les autorités politiques ou le pouvoir populaire, mais que, selon des processus divers, les objets sont vécus par les individus de la « société de consommation » comme une forme de parole par laquelle ils se signifient socialement, sans totalement en être conscients. Le système fonctionne comme un langage, voilà tout. Voir le mot Structuralisme3.

3. Un système peut enfin être absolument pensé, ordonné, médité par l’esprit humain. C’est le cas des doctrines politiques ou religieuses, des « systèmes » philosophiques, des théories scientifiques. Dans ces exemples, ce qu’élabore la pensée hu-maine n’est pas sans rapport avec la réalité ; mais rien ne dit que la réalité est elle-même organisée selon le modèle inventé par notre esprit pour en rendre compte de façon cohérente. À la limite, quand il y a excès d’interprétation, développement d’une logique « systématique » qui semble déconnectée du Réel, qui s’enferme en elle-même, on parlera d’esprit de système.

La question que pose généralement la notion de système, notamment en philosophie et en sciences humaines (mais aussi bien en physique, dans l’interprétation de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit), est de savoir si le système existe en soi ou s’il est le fruit de l’invention humaine. L’intelligence humaine, pour saisir le monde, a besoin d’y reconnaître des cohérences, donc de traduire la réalité extérieure en termes de système (cf. le titre La Logique du vivant). L’expérimentation, l’approfondissement des connaissances, permettent souvent de confirmer, d’infirmer ou de parachever les systèmes d’interprétation élaborés par l’homme. Il y a donc bien « du système » dans l’ordre des choses ; mais il ne faut pas confondre ce système réel, objectif, avec les systèmes (provisoires) de représentation par lesquels nous tentons d’en rendre compte : le système solaire existe bien ; mais il est sans doute bien plus complexe que les systèmes théoriques élaborés jusqu’à présent par les astrophysiciens pour en rendre compte.

Cela dit, la notion de système est essentielle pour saisir les réalités dans leur ensemble, dans leurs interrelations. Les structures du réel objectif et celles de notre cerveau qui connaît, en définitive, sont le produit du même monde, des mêmes lois. Connaître, c’est peut-être repérer et retrouver les isomorphismes naturels qui existent entre nos structures cérébrales et les systèmes l’Univers…

Le Songeur  (10-12-2020)


 Notes  :

1 Si les « sciences de la nature « observent », en se voulant « objectives », il est plus exact de dire qu’elles croient observer, dans la mesure où leurs observations sont tributaires de leurs instruments de mesure et des schémas interprétatifs inhérents à ceux-ci, dont par exemple le système décimal, né de notre arithmétique, et qui n’admet comme véridiques que les réalités chiffrées. Numériser c’est déjà projeter du « système » sur ce qu’on croit exister comme une réalité préexistante, purement naturelle et indépendante de notre visée.

2 Tout ce qu’invente ou produit l’être humain, à l’image du cerveau dont l’a doté la nature, tend à se faire système, pour se construire et demeurer, — jusqu’à ce qu’à force de s’autonomiser, il finisse parfois par imposer sa loi à son inventeur. C’est ce que montre, autre exemple fameux, Le Système technicien, tel que l’analysait Jacques Ellul dès 1977. Dans notre société de plus en plus « technicisée », la Technique est devenue un système en soi qui échappe au contrôle de ses promoteurs, c’est-à-dire un ensemble d’éléments en interrelations dont la logique est de s’auto-générer sans fin, puissamment aidé en cela par les capacités de l’outil Ordinateur, de sorte que, quoi qu’il arrive, on ne puisse plus parvenir à dé-techniciser. Le Système a si bien conduit nos esprits à servir sa cohérence propre que, quel que soit le problème posé par la Technique, il nous enjoint de n’y répondre que par des solutions techniques auxquelles chacun devra fatalement s’adapter, sans que jamais soit remis en cause le modèle de civilisation qu’il nous programme.

3 La véritable matrice du structuralisme (ou des approches structuralistes des diverses « sciences » dites humaines) a été la linguistique, fondée par Ferdinand de Saussure (1857-1913), comme je l’explique page 618 du Dictionnaire portatif. Pour celui-ci, la langue est d’abord un ensemble d’unités, en relation de dépendance réciproque, qui fonctionne à tout instant selon son organisation propre, indépendamment de son histoire. C’est cela, un système. Et ce sont les structures préexistantes de ce système qui constituent la vive réalité des énoncés qui s’y produisent.. L’idée est toujours que la réalité est moins dans les éléments – pris isolément – d’un ensemble, que dans les interrelations qui le constituent comme tel. Partant de là, Lévi-Strauss en viendra à expliquer que « Le système de parenté est un langage », puis, à son tour Lacan posera que « l’inconscient est structuré comme un langage » : alors même que le moi croit s’exprimer, c’est lui qui est parlé par le langage de l’inconscient qui le traverse... On pourrait estimer, de même, que tous les grands textes constituent eux-mêmes des systèmes, et fonctionnent comme tels, leurs auteurs n’en ayant pas toujours pleinement conscience. Sans pour autant tomber dans « l’esprit de système » de ces critiques qui, selon le mot de Julien Gracq, « croyant posséder une clef, n'ont de cesse qu'ils aient disposé votre œuvre en serrure »…



(Jeudi du Songeur suivant (249) : « LA SURPRISE » )

(Jeudi du Songeur précédent (247) : « QU’EST-CE QU’UN PRÉLUDE » )