OVH
Où l’Ingénieur Félix développe le moyen infaillible de perfectionner le Cérébro-scripteur.
— Vous n’ignorez pas, Monsieur le Président, qu’il existe au cœur de l’être humain un mécanisme naturel que les psychologues ont coutume de nommer « la Censure ».
— Nous le savons bien, nous le savons bien, dit le Président. Et même, parfois, pour gérer le pays, nous l’imitons.
— Toute la question est donc de favoriser ce processus au niveau le plus intime, à la source même des pulsions et tendances supposées hérétiques, et non pas seulement en bâillonnant leur diffusion une fois qu’elles sont émises.
— Je comprends bien, dit le Président, mais comment faire ?
— Ce n’est pas le problème, dit Jean-Pascal Félix. J’ai déjà la solution.
— Vous avez la solution ?
— Sans nul doute, et ceci, à un double niveau.
— À un double niveau ? s’étonna Urbain Cesfron, pour se redonner la parole.
— D’une part confirma hautement l’Ingénieur Félix. D’une part, quand, à la naissance même de la pulsion, on en a reconnu et identifié les ondes porteuses. D’autre part, en un second temps, en épurant sa transcription en fichier numérique que l’ordinateur enregistre pour l’imprimer.
— Je vois, déclara Urbain Cesfron. Vous purgez le réel.
— C’est clair, renchérit avec autorité le Chef de l’État. Il faut bien censurer pour régner.
L’un et l’autre s’accordèrent une minute de silence, en attente des éclaircissements promis par l’expert Félix.
— Concernant la Censure initiale, au niveau de l’émission pulsionnelle, fit-il, j’ai déjà opéré un recensement presque exhaustif des « voix » de l’Inconscient primaire qui grouillent au fond de nous, à distinguer du langage humain et des paroles célestes qui nous traversent par ailleurs. Il y a dans chaque cas un composé original de longueurs d’ondes Alpha, Bêta, Delta, Thêta, Gamma, que combinent entre elles les gerbes de « Iotas » qui les relient.
— Je vois, dit Urbain Cesfron.
— C’est lumineux, renchérit le Chef de l’État.
— Il suffit donc de barrer la route à ces ondes pulsionnelles, au moyen de « Spams » magnétiques neutralisants que nous n’avons plus qu’à mettre au point. Ce n’est alors plus un problème, même si la faisabilité de l’opération requiert un certain temps.
— J’imagine, approuva le Président.
— Concrètement, il suffit de contrôler ce que traduit en langage humain l’ordinateur, avant qu’il ne l’imprime. Et, pour cela, épurer le vocabulaire de tous les vocables grossiers ou tendancieux, susceptibles d’inciter les citoyens à la violence et au racisme, à la concupiscence effrénée, ou à la contestation du gouvernement qui est toujours un désordre en soi, comme on l’observe autour de nous, et parfois même en nous.
— Impressionnant ! opina le grand Communicant.
— Fort bien vu ! dit le Chef de l’État, tout en se demandant s’il n’était pas visé quelque part.
— Par exemple, enchaîna l’Ingénieur Félix…
— Par exemple ? dirent en même temps le Ministre et le Président.
— Prenons le mot « cul », dit Félix.
— Un mot central, remarqua Urbain Cesfron, on ne sait jamais par quel bout le prendre.
— Et sujet à bien des questions, observa le Président.
— On pourrait aussi bien, nota l’inventeur tester les vocables proches comme « sexe » et « sexualité ».
— Mais quid du « cul », fit le Président impatient, revenons-y.
— J’y viens, rassurez-vous, fit l’inventeur du CRRS. Eh bien, si vous supprimez le mot « cul » du corpus intégré à votre ordinateur, que se passe-t-il ?
Les interlocuteurs de l’Ingénieur Félix tentèrent aussitôt de se représenter cette audacieuse hypothèse, en évitant de répondre précipitamment.
— Trois lettres en moins, dit le chef de l’État.
— Trois belles lettres, corrigea Urbain, le grand Communicant. En les expulsant du lexique, nous expurgerions donc de la pensée collective une foule de fantasmes sexuels liés à nos conduites naturelles, voire même contre nature.
— Hé oui ! opina le Chef de l’État, soudain hilare.
— Mais pas seulement, enchaîna Pascal Félix, sentencieusement.
— Que voulez-vous dire ? demanda Urbain.
— Nous éliminons aussi les mots culpabilité, dont la première syllabe est si mal venue, ou encore son antonyme déculpabiliser ! Du même coup, nous délivrons l’être humain à la fois de la pulsion instinctuelle et des problématiques qui lui sont associées !
Le Chef de l’État et son Ministre se trouvaient confondus par le génie de Jean-Pascal Félix.
— Ça alors, répétait le Président, je ne l’avais jamais remarqué ! Ah, que de tourments nous auraient été évités si l’on nous avait enseigné qu’il y a aussi « cul » dans « culpabilité » !
Le Ministre de la Communication ne put s’empêcher de renchérir :
— Et si l’on pense à d’autres mots, comme par exemple concupiscence, on mesure l’absolue nécessité d’épurer le vocabulaire, jusque dans ses racines, c’est-à-dire radicalement.
L’Ingénieur Félix rayonnait, oubliant pour un instant sa quête essentielle : discerner et capter la voix de Dieu, parmi toutes celles qui hantent nos cerveaux.
— Mais, reprit le Président avant de clore la séance, ce nettoyage prendrait-il beaucoup de temps ?
— C’est un jeu d’enfant ! dit Jean-Pascal. Vous sélectionnez tous les mots incluant une racine ou une syllabe donnée, vous appuyez sur la touche « Suppr », et le tour est joué.
— Ah, s’exclama le Chef de l’État, en vérité, en vérité, c’est quand même plus simple que d’avoir à rééduquer l’Inconscient selon Freud !
(À suivre)
Le Songeur