OVH
Comment les époux s’extasient, non sans effroi, devant les propriétés insoupçonnées du CRRS.
Oui, il y avait pire : pour un sujet normal usant du Cérébro-Scripteur, c’était le risque de laisser deviner à ses partenaires les turpitudes secrètes de son for intérieur.
C’était de se faire envahir par des consciences malveillantes cherchant à manipuler nos innommables pulsions. Des voix inconnues se glisseraient si bien dans sa psyché qu’elles lui feraient croire qu’il pensait par lui-même ce qu’elles seules lui feraient opiner. Ça dépassait les logiques mêmes de la publicité.
Ainsi, perfectionnant peu ou prou la mirifique invention de l’ingénieur Félix, des savants pervers allaient pouvoir inspirer à chacun des idées qu’il croirait siennes, lui dictant sa pensée, et bientôt sa conduite. Dès lors, des « chasseurs d’esprits » très expérimentés parviendraient, en bombardant d’ondes iotas leurs victimes, à tétaniser leur faculté de pensée. Ou même involontairement – car des champs d’onde ne se créent pas impunément – à brouiller les fonctions cérébrales de leur entourage.
En un mot, le fonctionnement du Cérébro-scripteur était réversible. Il pouvait traduire à notre insu nos pensées profondes. Il pouvait du même coup les livrer à des inconnus. Il pouvait aussi leur permettre de se glisser en nous pour les modifier, toujours à notre insu.
Jean-Pascal venait ainsi d’inventer le plus terrible instrument de pouvoir de l’homme sur l’homme !
— T’en rends-tu compte ? répéta-t-il.
— Je me rends compte de tout, fit Jika, comme si elle avait suivi le cours de sa réflexion. Et même du meilleur : le fait qu’en s’exerçant avec ton appareil, on puisse parvenir à communiquer en se passant de lui.
— Comment cela ?
— Mais tu le sais bien, dit Jika. Souviens-toi de la cave. Tu me cherchais. J’étais bâillonnée. J’ai alors pensé à toi, j’ai formulé mon message dans ma tête : descends, va au plus profond, et tu m’es apparu dans la lumière !
— Il est vrai, mais c’était le seul endroit que je n’avais pas fouillé. Pour que j’y pense, ton appel n’était pas nécessaire.
— Ne m’as-tu pas dit l’avoir reçu ?
— Si.
— Et notre entraînement, la veille au soir, n’avait-il pas, sans doute, facilité l’expérience ?
— Peut-être.
— Est-ce à dire que l’usage du CRRS développerait nos potentiels de télépathie ?
— On ne peut le savoir qu’en nous entraînant, et d’autres en même temps que nous. Il faudrait généraliser l’expérimentation.
— Le meilleur usage du CRRS, mon chéri, sera alors de nous apprendre à s’en passer ?
— Tu rêves ?
— Non : j’y crois.
— Peut-être, sauf que ce serait programmer son obsolescence !
— Pourquoi pas !
— En ce cas, il ne faudrait pas que les Services secrets s’en doutent !
— On l’appellerait le Télépathographe !
— Ah, comme je regrette que tu ne sois pas engagée dans nos recherches ! Ils ne savent pas ce qu’ils perdent. Ton idée pourrait prémunir le monde entier contre le mésusage de l’invention. Quoique… Hélas, les événements risquent de se précipiter, alors que tout cela mériterait réflexion !
— À mon avis, ça ne se vendrait pas moins.
— Je l’ignore, mais je me garderai bien d’en parler demain, à l’Élysée.
— À l’Élysée ? Tu vas à l’Élysée demain ?
— Oui, tu ne m’as pas laissé le temps de te le dire. C’est bien sûr Top Secret.
— En présence du Président ?
— Ce n’est pas impossible.
— J’aimerais y être.
— Il te suffira d’y penser fortement…
— Ah oui, j’oubliais !
— Quelle histoire ! Quelle histoire ! murmura Jean-Pascal, en serrant Jika contre lui.
C’est alors que celle-ci, soudain grave, lui révéla :
— Il y a autre chose. Cette nuit, tu ne le croiras peut-être pas, mais cette nuit,
— Quoi, cette nuit ?
— Cette nuit, j’ai fait un rêve, un drôle de rêve. Je me promenais dans la nature, avec mon CRRS au doigt, et une voix me dit : « Si ton appareil transcrit en paroles les ondes magnétiques des cerveaux humains, il devrait pouvoir te donner une traduction verbale des phénomènes électro-magnétiques naturels. »
— C’est toi qui te disais cela à toi-même ?
— Sans doute, en esprit. Et aussitôt, levant la main, je me mis à enregistrer ce qui devait se passer entre les pôles terrestres. Et je m’aperçus que le Pôle Nord et le Pôle Sud échangeaient entre eux des propos amoureux, à la fois intenses et déchirants. Ils souffraient, et souffraient tragiquement de ne pouvoir se rencontrer ! Ils avaient fait des tentatives de rapprochement par le passé, mais cela s’était traduit par des cataclysmes terribles qui avaient failli faire sombrer la planète dans le néant. Aussi leurs cœurs étaient-ils glacés de ne pouvoir se rejoindre.
— Vraiment ?
— Oui. Alors, poursuivant mon rêve, je me suis tournée vers l’astre solaire, et voici que le Cérébro-scripteur captait des discours prophétiques, qui se révélèrent les transcriptions des tempêtes solaires quotidiennes ! La voix de notre Étoile familière ne cessait de menacer l’Humanité d’un déluge de feu si elle refusait de s’assagir. Si bien que le Soleil, si étonnant que cela pût paraître, se prenait pour Dieu !
— Dans ton rêve ?
— Oui, bien sûr. Et toujours en rêve, je reçus, je ne sais d’où, les raisons de sa colère : c’était l’effet de son permanent désespoir d’Amant de la Lune dont les avances, chaque soir, étaient repoussées par la belle et hautaine déesse de la nuit…
— Qui croirait cela !
— Aussitôt, j’eus l’idée de brancher l’appareil sur les confins de l’univers, pour discerner ce que disaient les plus lointaines étoiles, et ce fut alors le doux murmure de civilisations oubliées qui chantait à mon oreille, et qu’il me semblait percevoir encore en m’éveillant.
— L’univers ne cesserait donc de parler ?
— Penses-tu que ce soit possible ?
— Tout est possible, estima Jean-Pascal Félix, tout ! Notre expérimentation n’en est qu’à ses débuts. Je ne serais pas étonné que l’Univers ait une conscience, des désirs, une sagesse, et donc, un besoin irrépressible de s’exprimer !
— Peut-être s’adresse-t-il particulièrement à nous ? Nous aurions un grand rôle à jouer, une mission à remplir…
─ Ah, si Stephen Hawking avait pu entendre ça !
— Et si notre Président le savait !
— Gardons-nous d’en parler…
(À suivre)
Le Songeur