Où l’ex-colonel Limogeard, DRH et psychologue, stupéfie Jean-Pascal en le révélant à lui-même…
L’ex-colonel Limogeard avait un passé multiple. Militaire, puis policier psychologue, il était devenu Directeur des Ressources Humaines, après une rapide formation comme « Animateur de groupe » non directif. Dans l’entreprise de logistique où il faisait office de psycho-sociologue, il avait pour tâche tantôt la « décompression » du personnel, tantôt sa compression, alternativement. D’où l’estime dont il jouissait, toujours prêt comme scout ou disponible comme psy. C’est avec lui que Jean-Pascal prit rendez-vous en toute confiance, dès lundi matin, pour une rencontre qui devait avoir lieu le soir même.
Jean-Pascal avait précieusement conservé la feuille qu’avait déchirée Jika, et qu’il avait si soigneusement recollée.
— Qu’attendez-vous exactement de moi ? dit l’ex-Colonel à l’Ingénieur.
— Une interprétation.
— Une interprétation ?
— Oui, enfin. L’analyse d’un texte bizarre…
— Bizarre ?
— Oui, c’est un texte que m’a remis un ami…
— Un ami ?
— Oui, enfin… Samedi soir, il s’était amusé avec ses parents à faire tourner un guéridon…
— à faire tourner un guéridon, en famille ?
— Oui, enfin, c’est ce qu’il m’a dit, si bien qu’il était entré en transes…
— En transes ?
— Oui, en transes, dans un état second. Et quelqu’un a noté ce qu’il baragouinait, en un texte bizarre...
— Bizarre ? Vous avez ce texte ?
— Oui. Son épouse l’avait déchiré. Mais il a reconstitué la page en recollant les morceaux, et il désirerait savoir… ce qu’il a voulu dire.
— Il voudrait savoir ce qu’il a voulu dire ?
— En quelque sorte.
— C’est dangereux !
— Ah oui ?
— C’est qu’on dit toujours ce qu’on a voulu dire. Même si on l’ignore. Le danger, c’est quand on veut le savoir, parce qu’on risque de se connaître.
— Peut-être est-ce pour cela qu’il a voulu passer par moi.
— Et ce texte, vous l’avez ?
— Le voici.
Limogeard lut, oscillant la tête de gauche à droite, comme il avait pris l’habitude de le faire à l’école. Puis il fit : « Hum ! », pour se donner l’air d’un Pro, et déclara :
— La partie « charabia » est bien sûr sans commentaire : nous sommes plongés d’entrée de jeu dans la coulée boueuse de l’Inconscient, d’où surgissent soudain des pépites de langage révélateur. Vous l’avez lu ?
— Je me suis permis de le faire.
— Avez-vous remarqué l’étrange pulsion que votre ami éprouve à l’égard de son Directeur ?
— Eh oui. Il doit lui en vouloir.
— Au contraire ! Enfin, par forcément.
— Comment cela ? Il prononce tout de même le mot « enculer ».
— Et alors ? Nous les psys d’avenir, nous avons changé tout cela ! De nos jours, sodomiser, c’est aimer. En matière sexuelles comme en tout, on n’arrête pas le progrès, il faut positiver et donc constater ; bref, sodomiser, positivement, C’est aimer. Et vice-versa, bien entendu. Si bien que l’Inconscient jadis inhibé devient de nos jours du Conscient recommandé.
— Je n’avais pas bien saisi cela.
— Et sa Secrétaire, vous avez lu ce qu’il veut faire d’elle ? La « baiser » ! Encore un terme ambivalent ! Comme par hasard !
— J’ai lu ça. Mon ami a de quoi s’affoler.
— Pas vraiment, mon ami ! C’est l’œdipe classique ! Lequel s’interprète de deux manières. Soit le sujet ressent la secrétaire comme objet aimé maternel, et veut coucher avec elle, ce que le Directeur, figure du Père, lui interdit, d’où sa pulsion agressive (enculer, au sens négatif du mot). Soit il désire sodomiser le Père-directeur, au sens positif du terme, mais la secrétaire l’ayant déjà séduit, il veut la « baiser » pour la punir, au sens agressif cette fois. C’est clair !
— C’est clair, nous sommes en plein triangle œdipien, un concept lumineux je suppose !
— D’autant plus qu’il est à géométrie variable.
— Mais alors, comment expliquez-vous qu’il prétende crever les pneus du comptable ?
— Là, nous sommes en plein fantasme : c’est la version meurtre du père d’un gosse des rues. Qui dit pneu, dit caoutchouc, roue qui tourne, chambre à air, lit douillet, pompe qui gonfle, et donc promesse d’érotisme sadique anal…
— Cependant, qui voudrait crever les pneus d’un comptable qui vient au boulot en train ?
— Comment savez-vous cela ?
— Par votre ordinateur.
— Mon ordinateur ? Vous y avez accès ?
— Mon devoir est de pister chaque patient dans ses errements, ou dans son jardin secret.
— Vous sauriez donc que…
— Le CRSS nous intéresse au plus haut chef.
— Le quoi ?
— Votre précieux Cé-RébRo-Scripteur, mon cher. Nous l’avons nommé ainsi.
— Comment cela ? Mais moi, je l’ai nommé en réalité CRRS ! Est-ce un lapsus de votre part ?
— Une simple déformation professionnelle d’officier, pardonnez-moi.
Quoique abasourdi, l’Ingénieur Félix eut la force de répliquer :
— Ce qui m’étonne, c’est que mon appareil est hyper-codé, et vous n’en avez pas les clefs !
— Non ; mais nous avons pu lire, sur votre ordinateur, ce qu’il traduit de vos pensées. Entre nous, vous m’avez bien amusé avec l’histoire du guéridon de votre ami jouant les médiums ! De plus, le papier recollé porte la marque secrète de votre imprimante, je l’ai reconnue.
— Mais d’où savez-vous que le comptable venait en train ? Cela, je ne l’ai dit que de vive voix à Jika, et il n’y a pas de micros cachés dans nos murs !
— Ah oui ? Mais, dites-moi, au cours de votre sieste, avant de vous assoupir, n’avez-vous pas repassé dans votre tête l’entretien que vous avez eu avec votre épouse ?
— Oui, et alors ?
— Les expressions, qui ont été transcrites par votre appareil, figurent clairement au début de l’enregistrement de votre pensée somnolente.
— Mais… Mais vous n’avez pas le droit ! Il vous est interdit d’épier le personnel, aussi bien au travail qu’à la maison. Je vais devoir porter plainte, je…
— Du calme, mon ami. Voilà plusieurs mois que nous vous suivons et protégeons, vous et votre invention !
— Vous me protégiez ? Moi ? Mais de quoi ? Pourquoi Moi ? Et qui êtes-vous donc, dans l’ombre ?
(À suivre)
Le Songeur