OVH
Où le colonel Limogeard, fervent de l’orthographe, ne semble guère prêt aux réformes en cours.
Parce que Limogeard se faisait une haute idée d’un cérébro-scripteur noblement réservé aux Services Secrets, il ne voyait pas d’un bon œil la politique de vulgarisation populaire de l’appareil à des fins ludiques, conscient des risques de dénaturation de la langue qu’impliquait sa manipulation par la techno-informatique. S’il l’avait pu, il eût mis un terme à ces dérives, et rageait secrètement de n’en avoir pas le pouvoir. Ou pas encore…
À la vérité, le colonel Limogeard avait une très haute conscience de sa vocation politique. Toute sa carrière semblait s’être fondée sur cet axiome classique : « Quand c’est au nom du bien commun, on a le droit de désirer le pouvoir pour le pouvoir. »
S’il avait vaguement approuvé la décision du Président de produire le CRRS en masse, il s’alarmait de voir les autorités n’utiliser cet instrument de pouvoir (et donc de haute gouvernance) qu’à des fins purement mercantiles. Et les effets pour le moins mitigés de cette vulgarisation, si populaire fût-elle, ne manquaient pas de confirmer ses craintes. Il savait en effet qu’à l’étranger, nombre de cerveaux sans scrupules se gaussaient du choix français, qui leur avait permis de se procurer sans peine le CRRS et, selon toute probabilité, d’en faire une fantastique arme cérébrale, propre à dompter les peuples en les abêtissant.
Pour le patriote Limogeard, le devoir était clair : enrayer d’urgence la politique du Président et les errements démagogiques du ministre de la Communication, en ourdissant une conspiration décisive.
Il disposait d’un atout non négligeable : connaître la version numérique des ruminations perverses qui hantaient le for intérieur du Président, pensées dont la seule divulgation suffirait à discréditer l’autorité de ce dernier. Mais le Colonel avait une visée plus précise encore : s’emparer, par CRRS interposé, des désirs secrets du Chef de l’État – sa libido dominandi – au point et lui faire adopter à son insu une politique radicalement différente, dont il deviendrait la cheville ouvrière.
Encore fallait-il œuvrer, secrètement, à la transformation du Cérébro-Scripteur, pour y rendre effectif, concrètement, ce pouvoir indétectable d’influencer autrui qu’il n’avait encore que virtuellement.
Il donna bientôt, à Jean-Pascal Félix, rendez-vous dans un Café parisien et, sans ambages, lui posa la question :
— Voulez-vous travailler pour moi ?
— Pour vous ?
— Je veux dire : pour la France.
— C’est bien ce que je fais, jour et nuit, et je vous prie de croire que je suis déjà très pris par mes recherches…
— Sur le Cérébro-scripteur ?
— Naturellement.
— Je m’en réjouis. C’est justement à ce sujet que j’aurais besoin de votre aide.
— C’est qu’en pratique, vous le savez, j’ai dû, pour hâter la sortie officielle du CRRS, poursuivre mes investigations sur le filtrage des données qu’il enregistre. C’est urgent et même crucial.
— Je sais, je sais, et vous savez que je sais…
Et ce disant, Limogeard sortit de sa poche son appareil, pour déclarer avec un large sourire amical :
— Je vous ai un peu espionné, vous vous en doutez.
— Bien sûr. Nous avons nous aussi quelques entrées sur votre ordinateur personnel…
— Quoi ? C’est impossible ! Que savez-vous ?
— Nous savons que vous pratiquez certaines visites sur nos propres archives…
— Mais… rien d’autre ?
— Pas que je sache. On ne me dit pas tout.
Le colonel comprit qu’il ne pouvait pas en dire davantage sans de plus amples informations :
— Mais, dit-il, vous auriez résolu le problème du filtrage des données ?
— Si vous voulez bien éteindre votre appareil, je vous en dirai un mot.
— Excusez-moi, j’oubliais.
— Merci. Eh bien, pour ne rien vous cacher, je tente de discerner et bloquer, au moyen d’un logiciel approprié, toutes les voix interférentes qui, en notre for intérieur, brouillent la parole de Dieu.
— La parole de Dieu ? Mais…
Le colonel se demanda un moment si Jean-Pascal Félix ne se moquait pas gentiment de lui. Il reprit :
— Vous voulez sans doute dire : « la probable parole de Dieu » ? Ou la parole d’une puissance ennemie se faisant passer pour l’Être suprême ? Parole de Dieu, ou parole du Diable, qui le dira ? Songez qu’ils pourraient bien l’un et l’autre s’exprimer sur la même longueur d’onde !
— Vous me troublez, fit l’inventeur du CRRS. Cela dit, qu’attendez-vous exactement de moi ?
Le Colonel, après un regard jeté autour d’eux, s’exprima soudain à voix basse :
— Ma question est complémentaire de la vôtre. Vous vous demandez comment filtrer les voix qui nous parviennent de notre pensée inconsciente, et moi, je me demande comment faire barrage aux voix externes qui tenteraient d’y pénétrer.
— C’est en effet complémentaire.
— Souvenez-vous de ce que vous expliquiez vous-même à votre épouse. Le grand risque, disiez-vous, serait « de se faire envahir par des consciences malveillantes cherchant à manipuler nos pulsions… D’inspirer à chacun des idées qu’il croirait siennes, lui dictant sa pensée, et bientôt sa conduite… Des traqueurs de l’esprit, en bombardant d’ondes Iotas leurs victimes, parviendraient à tétaniser leur faculté de pensée critique, ou simplement à brouiller les fonctions cérébrales de leur entourage ».
— J’ai dit cela, moi ?
— Absolument.
— Eh bien, c’est exact. Il suffit de déceler les paramètres d’un cerveau pour, en se paramétrant à l’identique, l’infiltrer de diverses ondes dont nous connaîtrions les effets précis…
— Mais alors, comment contrer un tel risque ?
— Si je vous explique comment s’en protéger, vous saurez du même coup comment en user pour manipuler d’autres que vous !
— Moi ? Nous ? Jamais, voyons ! Nous autres, du contre-espionnage, nous avons notre morale, l’éthique républicaine, qui nous prescrit de ne jamais enfreindre, par quelle que voie que ce soit, la liberté du citoyen.
— En ce cas, dit l’Ingénieur Félix, affectant la confiance, voici quelques éclaircissements.
(À suivre)
Le Songeur