OVH
Où enfin l’Élysée prend conseil, écoute et décide…
C’est en fin de matinée que la réunion eut lieu. Le Chef de l’État lui-même s’était déplacé pour la présider.
Réunion capitale, réunion clandestine, délibérément restreinte à une quinzaine de responsables et de leurs conseillers, tous plus fiables les uns que les autres.
À savoir : le colonel Limogeard, Directeur du Contre-espionnage, qui avait l’oreille du Président, le Ministre de la Production innovante, le Ministre du Commerce et de la Culture, le Ministre de l’Intérieur et de la santé morale, le Ministre de l’Austérité et des Métaux rares, le Ministre des Armées et Centrales nucléaires, le Ministre de la Bourse et du Profit pour presque Tous, le Ministre des Médias et autres Transports publics, le Ministre des « affaires classées » et codes secrets, et enfin, parité oblige, « la » Ministre de l’Orthographe et des Anciens combattants, ainsi que trois ou quatre autres de moindre importance, chacun n’étant bien sûr accompagné – par discrétion officielle – que d’une ou deux attachées de presse.
Il y avait enfin, et surtout, le fameux Ministre de la Communication, Urbain Cesfron, assisté du Secrétaire d’État à la Psychologie des Foules.
Cet Agrégé des lettres, à peine diplômé, avait préféré manipuler les masses que terroriser les classes. S’initiant à l’Intelligence économique et parfois artificielle, puis à la publicité toxique, il avait acquis la célébrité en convainquant les opérateurs boursiers qu’une légère décroissance des déficits était déjà à considérer comme un substantiel accroissement des bénéfices. Dès lors, l’invention du Cérébro-scripteur venait à point, aux yeux d’Urbain, pour flatter son doux désir d’asservir.
Le Président prit la parole, sans négliger de la garder, pour mieux animer le débat. Avec la hauteur de vue qu’on lui connaissait, il salua une invention qui, aidant au légitime contrôle de l’âme humaine, « nous dispensait désormais de relire Freud, Dostoïevski et La Rochefoucauld. » (formule inspirée par Urbain Cesfron, on le devine). Puis il fit l’éloge du génial Jean-Pascal Félix, qui se fit tout petit sous le regard admiratif du Haut conseil qui l’entourait.
Le Président en vint alors au choix qui s’imposait « aux yeux du Bon sens » : vulgariser sans délai ce fleuron de l’Esprit français plutôt que de le réserver à l’usage clandestin de nos services secrets. Le silence approbateur de l’assemblée lui donna le doux sentiment de vivre à l’ère de la démocratie participative. Même Limogeard avait l’air de voter pour. Se tournant vers Jean-Pascal Félix, qui ne s’y attendait pas, le Président lui adressa aussitôt la question que tout le monde se posait :
— Combien de temps estimez-vous nécessaire à la mise au point définitive du CRRSS ?
Le sigle erroné CRRSS fit impression.
L’ingénieur Félix prit sa respiration :
— Eh bien, dit-il…
— Un mois, deux mois ? suggéra le président.
— À vrai dire, un minimum de deux années me semble nécessaire si nous voulons rendre l’appareil maniable et fiable, c’est-à-dire dénué de tout effet pervers.
— Ah ? Que voulez-vous dire ?
— En fait, le maniement du Cérébro-scripteur, implique une certaine maîtrise de la pensée, hors de laquelle certains troubles de nature cérébrale pourraient occasionner, en les vulgarisant, des troubles mentaux de nature publique.
— Sans doute, sans doute, oui, comme tout produit innovant : nous l’avons bien vu avec le téléphone portable et l’essor des surdités.
— C’est-à-dire que la pensée, voyez-vous…
— Mais qu’est-ce que la pensée ? déclara avec son autorité coutumière le Président, sous le regard secrètement complice d’Urbain Cesfron.
Il était difficile de rompre le silence après une aussi pénétrante intervention. L’Ingénieur Félix eut néanmoins cette audace :
— Les progrès de la logitotique, fit-il, n’ont tout de même pas encore complètement élucidé les zones d’ombre de nos cerveaux, et…
— Je comprends, dit le Président, édifié par le terme « logitotique ».
— Il me semble qu’on devrait plutôt employer le terme de « cogitotique », intervint Urbain le Communicant, pour se montrer à la hauteur du débat.
— Eh bien, coupa le Président, sachant que le temps nous est compté, je porte jusqu’à six mois le temps qui vous sera dévolu, pour mener à terme la réalisation de cet appareil de salubrité publique et d’intérêt national. Nous sommes dans un monde, où l’espionnage économique interdit d’attendre que la concurrence ne devance nos projets. Il importe d’initier avant la fin de l’année, la production en masse du CRRS. À l’ère de la mondialisation, notre devoir est d’accélérer l’innovation pour conquérir les marchés.
C’est alors que Jean-Pascal Félix fit la gaffe de sa vie, en se laissant aller à dire distraitement :
— Faut-il vraiment conquérir des marchés ?
Tout le monde, par bonheur, éclata d’un si bon rire que l’on ne tint pas rigueur de sa naïveté au savant Félix, parfois capable d’humour décalé.
En moins de dix minutes, la messe était dite, en dépit d’une toute dernière réserve de Jean-Pascal, qui avait osé chuchoter :
— Il faut sans doute laisser du temps au temps.
— Laisser du temps au temps, mais oui, fit le président, c’est ce que je disais toujours à François Mitterrand quand j’étais jeune premier ministre. Sauf que le temps presse…
— Positivons, positivons, enchaîna aussitôt le Ministre du Commerce et de la Culture. Avec le principe de précaution, on n’aurait pas inventé l’aspirine ! Or, il se trouve que le CRRS est un produit. Et si c’est un produit, il importe de le vendre. Alors, vendons-le. C’est cela, Messieurs que l’on nomme « économie de l’offre ».
— D’autant qu’en rentabilisant l’appareil au plus vite chez nous, dit le Ministre de la Bourse et du Profit pour certains, nous pourrons le fabriquer à moindre coût quand viendra l’heure de l’exporter urbi et orbi.
— Il est vrai, urbi et orbi, conclut le Chef de l’État.
— Je propose également, enchaîna le Ministre de la bombe atomique, d’interdire toute exportation pendant les trois premiers mois où l’appareil sera disponible chez nous.
— Pourquoi cela ? s’étonna le Président.
— Pour créer la surprise, le désir, l’impatience des nations étrangères ! Pendant ce temps, nous accumulerons les stocks, et, dès qu’arrivera le jour J, ce sera la fureur, la montée en flèche des prix, et donc du Profit français.
— Eh bien, qu’il en soit ainsi ! dit le Président. Cependant, attention, mes amis, attention : pas de contrebande !
Cette fois, la messe était bien dite.
La réunion se prolongea néanmoins une bonne heure, histoire de trouver la dénomination subtile, codée, qui masquerait aux yeux des puissances concurrentes cette formidable opération nationale.
« Verbe incarné », proposa Urbain Cesfron. « Roseau pensant », suggéraient les autres. On débattit avec flamme. Et ce fut la formule conçue par Urbain, qui l’emporta : « Aucun Service secret ne saurait déceler là autre chose qu’une quête Spi » avait conclu le grand Communicant, voulant dire « spirituelle ».
Le mercredi suivant, Le Canard enchaîné n’en révélait pas moins à ses lecteurs l’événement qu’allait être la future production française, ainsi que son nom de code religieux clandestin.
(À suivre)
Le Songeur