OVH
Où la tendre Jika craint tout pour son mari.
En politique, quand nos dirigeants marchent sur la tête, c’est pour mieux penser avec leurs pieds. C’eût pu être le cas avec le mésusage du CRRS, mais Jean-Pascal veillait. À moins de trente ans, bénéficiant d’une certaine gloire, quoique controversée, Jean-Pascal Félix n’avait pas oublié de compenser l’audace de son génie par la prudence un bon sens minimal. Il savait se méfier, et notamment, tenait compte des intuitions profondes de son épouse, à qui il confessait tout, — sans parler de ce qu’elle percevait également par Cérébro-Scripteur interposé.
Jika savait donc que le Président convoquait de plus en plus souvent Jean-Pascal pour s’entretenir avec lui des effets du CRRS et des progrès de la grille protectrice. Elle n’ignorait pas que le Chef de l’État, jalousait maladivement le tout nouveau pouvoir de l’Ingénieur ainsi que sa popularité croissante, et donc, n’hésiterait pas à se débarrasser de lui dès le CRRS parfaitement au point.
Elle suivait aussi de près les menées subtiles du grand Communicant, Urbain Cesfron, lequel, tout en confiant à une Commission d’Académiciens une vaste toilette, indispensable, du vocabulaire français, avait mis sur pied plusieurs équipes de « Templiers de la Pensée », chargés de sillonner les municipalités françaises, pour tester les reins et les cœurs des citoyens lambda, c’est-à-dire leurs pulsions, leurs rêves, et tout le reste. Ces sondeurs recueillaient les « CRRS » de volontaires qui, contre des réductions d’impôts livraient au pouvoir les contenus inavouables de leurs fantasmes inconscients. dont Urbain Cesfron dévorait l’analyse.
À l’évidence, songeait Jika, ce désir éperdu de sonder la France d’en bas trahissait une seule et unique ambition : évincer l’actuel Président lors de prochaines élections. Mais alors, Urbain au pouvoir, que serait-il du sort de Jean-Pascal ? Bref, Jika veillait.
Il y avait en outre la menace d’une fatwa émise par le grand mufti d’un pays pétrolier, lequel désirait, selon certaines rumeurs, ôter du monde des vivants l’inventeur du CRRS. Et pour cause : en testant un Cérébro-scripteur de contrebande, le grand mufti avait découvert qu’il n’avait plus foi en Mahomet. Du tréfonds de son âme, une voix hérétique se serait écriée : « Allah, Allah n’existe pas. Et si Allah n’existe pas, tout est permis aux femmes ! » La conclusion s’imposait : il fallait châtier de la mort la plus cruelle ce « chien de chrétien » par qui le scandale était arrivé.
Mais par-dessus tout, Jika appréhendait les menées secrètes de Limogeard, jugeant plus que périlleuses les révélations que son époux venait de faire à celui-ci.
— Tu ne t’es pas rendu compte qu’il te tirait les vers du nez ! Il fera tout pour s’emparer du Régulateur d’ondes cérébrales.
— Encore faudrait-il qu’il fût opérationnel ! répliqua Jean-Pascal. Je n’ai fait au colonel que des aveux calculés. Il ne peut rien sans moi.
— Il a peut-être le moyen de te contraindre et de te soumettre, par la ruse, ou par la force.
— Que peut-il contre moi ? On ne peut séduire ni contraindre quelqu’un qui ne désire ni l’argent, ni le pouvoir, ni le sexe !
— Il pourrait te séquestrer, te torturer…
— Et pourquoi pas les êtres qui me sont chers, pendant que tu y es !
— Mon Dieu ! frissonna Jika.
La stupeur des époux fut aussi intense que soudaine. Jean-Pascal Félix, qui riait parfois de voir des policiers en civil veiller sur l’immeuble où il résidait, prit conscience des extraordinaires menaces qui pesaient sur sa vie, sur son CRRS, sur Jika, sur leur couple.
Si bien qu’il eut ce cri du cœur :
— Ne nous séparons jamais, Jika !
— Mais on peut nous kidnapper ensemble…
— Fuyons d’abord.
— Oui, mais où ?
— Ailleurs !
— Ailleurs ? s’exclama-t-elle. Mais partout des espions ennemis nous attendent ! Nous sommes fichés. Nous sommes fichus.
— Alors, restons sur place. Ou invitons-nous à l’Élysée. J’appelle le Président !
— Tu veux te jeter dans la gueule du loup ?
— Oui, mais pour la bâillonner !
Une heure après, une voiture aux vitres fumées passait prendre les époux menacés, pour les conduire dans un appartement souterrain de l’Élysée, non loin de la chambre forte où se trouvait le bouton ultime, celui qui sert à déclencher la guerre nucléaire, et sur lequel seul le Chef de l’État avait droit d’appuyer.
Il était quatorze heures. Après avoir inspecté les lieux, Jika et son mari attendirent, longuement, le Président qui tardait.
Que se passait-il ?
Jean-Pascal arpentait le salon, inquiet : et tout à coup, il se demanda s’ils étaient prisonniers, non du Président, mais d’une organisation qui, ayant intercepté leur appel, aurait devancé les Services de Sécurité de l’Élysée ? Qui cela ? Des Islamistes ? Des sbires de Limogeard ?
Il se rappela soudain l’ambition et la duplicité de l’étrange Colonel. Et si celui-ci avait mis la main sur lui pour l’obliger à parfaire le CRRS ? Et lui subtiliser le ROC, son Régulateur d’Ondes Cérébrales ? Histoire de disposer totalement enfin d’un appareil devenu fatal…
L’Ingénieur Félix frémit en songeant qu’il avait cru utile et prudent de se munir de ses derniers prototypes ! S’était-t-il mis à la merci de l’Ennemi, lui livrant de surcroît ses appareils et son épouse ?
Il sortit le ROC de la poche, le tourna et retourna dans la paume de sa main, et cela le rassura. D’autant qu’il avait réussi à y intégrer une fonction « bouclier » qui, renforçant l’effet boomerang des Iotas, devait neutraliser toute agression de CRRS étrangers qui eussent tentés de s’emparer de son propre cerveau.
Et c’est alors que Jika, subitement, poussa un long cri terrifié. Son visage parut se tordre sous l’effet d’effroyables convulsions internes.
— Qu’as-tu ? fit-il. Qu’as-tu, ma Jika ?
Elle ne répondit pas. Les yeux exorbités, elle semblait fixer devant elle une cible invisible :
— Là, là ! cria-t-elle, désignant une entité fantasmatique qui semblait s’approcher d’elle...
Jean-Pascal se précipita pour la soutenir.
— Non, non ! Pas ça, reprit-elle en reculant, sans paraître le voir. Au secours !
Jean-Pascal trembla d’horreur.
Puis, se sentant devenir lui-même la proie de visions sidérantes l’ingénieur enfonça par réflexe la touche « bouclier » du Régulateur d’ondes, et recouvrit ses esprits.
Jika s’était évanouie. Très vite, Jean-Pascal approcha d’elle le Régulateur d’ondes, et appuya plusieurs fois sur la touche « bouclier », pour la prémunir à son tour. Ils avaient eu la bonne idée, on s’en souvient, d’harmoniser leurs paramètres cérébraux. Jean-Pascal pouvait espérer que son propre bouclier protégerait Jika elle-même.
Il redressa alors son épouse avec précaution, l’allongea sur le canapé. Et s’exclama tout haut :
— Les Sept boules de cristal !
Jika se mit alors à gigoter, s’éveilla. Et dit :
— Comment cela, les Sept boules de Cristal ?
— Tu ne te souviens pas du Temple du Soleil ?
— Qu’est-ce que je fais ici ?
— Mais tu viens d’échapper à la plus terrible des tortures ! Tout comme les savants d’Hergé, envoûtés par les sorciers incas qui faisaient subir à leurs figurines des supplices sans fin...
— Je crois en effet avoir fait un cauchemar. Oh, cela revient ! Non, non… Que se passe-t-il ?
Jean-Pascal pensait déjà avoir l’explication :
— Des esprits pervers, munis de CRRS bricolés, ont dû pénétrer ta conscience pour t’infliger des hallucinations insoutenables. Je suppose que, n’ayant pas les coordonnées de nos cerveaux, ils actionnent un générateur d’ondes aléatoires, jusqu’à ce qu’ils tombent par hasard sur le bon paramétrage. Ils ont alors le loisir de faire jouer, sur le cerveau victime, un logiciel de supplices plus ou moins raffinés. J’ai failli y passer, mais le ROC leur a fait obstacle, comme à toi sans doute. Ils ne pouvaient plus me nuire.
— « Ils », mais qui ?
(Episode suivant de la Véridique histoire du Cérébro-Scripteur)
Le Songeur