AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (315)

DE LA PROPHÉTIE AUTO-RÉALISATRICE

Le concept de « Prophétie auto-réalisatrice » me subjugue : est-ce que l’intensité d’une prédiction est déjà une action (comme l’est la fureur de certaines malédictions*) ? Est-ce que l’on peut prophétiser des événements (petits ou grands) de sa propre existence, en les faisant advenir par un jeu subtil d’autosuggestion qui fait accomplir l’action que l’on redoute ou qu’on espère ?

C’est dans Prévert que j’ai trouvé l’un des meilleurs exemples de « prophétie auto-réalisatrice », avec les risques que celle-ci comporte. L’histoire est toute simple. Un garnement breton, qui a fait quelques mauvais coups, se sentant très mal dans sa peau et dans sa tête, prend conscience qu’il a toujours été inhibé par la sentence d’un oncle qui « portait malheur à tout le monde » et qui lui a prédit, quand il était petit : « Tu finiras sur l’échafaud. » Exaspéré, il se rend alors chez l’oncle, lui dit bonjour, puis lui tord le cou ; « Et il finit sur l’échafaud. » (Prévert, Paroles, « Le retour au pays »**, 1946)

La morale de cette histoire est troublante :

1/ Dire du mal à quelqu’un ou de quelqu’un, même si c’est pour son bien, c’est déjà lui en faire. On me trouble lorsqu’on me met en garde contre un risque ou une mauvaise conduite. Une éventualité bien virtuelle, même fortement hypothétique, demeure un aléa possible. Cela d’abord me dérange, me rend agressif (« Ben et toi alors, tu ferais bien aussi de faire gaffe à, etc. »). Cela me poursuit quand j’y repense, je ne suis plus sûr de mon avenir radieux, tout peut m’arriver, les coups du sort, cela existe, ma conduite même peut m’échapper, me faire prendre des risques, nuire enfin à autrui sans l’avoir voulu.

Exemple banal, d’un ami qui me veut du bien : « Quoi, à 82 ans, tu veux faire 500 km en voiture d’une seule traite ? » Froissé, je vais peut-être répondre : « Et pourquoi pas ? » Mais voilà : je ne doutais de rien, et me voici doutant de moi. Dans mon bien ? En me faisant redoubler d’attention. Dans mon mal, en me faisant une peur durable, qui est toujours mauvaise conseillère…

Il faut se demander ici ce qui a motivé le conseil que j’ai reçu. Une volonté de bien ? Un vertige prophétique ? Car le prophète de malheur désire souvent, quelque part en lui, que se produise le malheur qu’il prophétise, ne fût-ce que pour avoir eu raison… La posture moraliste est trop facile, et certains en abusent (moi le premier).

Il nous arrive souvent qu’on nous veuille trop de bien pour ne pas nous faire mal.

Me voici donc hésitant, après le conseil critique que j’ai reçu, plus du tout sûr de moi au volant, hanté par le risque d’accident : atteint d’une autosuggestion involontaire qui va transformer l’avertissement de l’ami en prophétie auto-réalisatrice. Et celui-ci dira s’il m’arrive malheur, même s’il s’agit d’une faute venue d’autrui : « Ça ne m’étonne pas, je l’avais bien prévenu ! »


À cet exemple négatif, mais assez répandu (qui ne saurait citer d’autres cas ?), il faut opposer les prophéties bénéfiques, celles qui, spontanément, nous persuadent de notre potentiel, et, générant une forme d’auto-suggestion, nous conduisent à bien faire et à nous faire du bien : dans cette perspective, la confiance en soi peut être le fruit d’un exercice volontaire. Et c’est précisément ce qu’a préconisé et expérimenté le célèbre docteur Émile Coué, auteur du livre : La maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente**. Cette méthode Coué a eu ses heures de succès. L’invocation faite à soi-même, l’autosuggestion pour se persuader de réussir des épreuves précises ou améliorer sa conduite en général, cela s’apparente bien à de la prophétie auto-réalisatrice, fût-elle aidée (c’est préférable) par notre entourage. Bref, ça peut marcher. Mais pas toujours : tout dépend de l’écart qui existe entre la méthode Coué et la réalité qu’elle est supposée maîtriser. Ce n’est pas en clamant et répétant « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ! », comme Paul Reynaud en 1940 que l’on gagne une guerre : encore faut-il avoir plus de chars que l’ennemi et des stratèges réalistes. Sinon, c’est l’auto-illusion qu’on sème et qui mène à l’échec assuré. Ce à quoi sert l’autosuggestion peut servir à modifier le rapport que l’on a avec la réalité (nous rendre réactif et non passif, positiver au lieu de négativer par pessimisme), mais elle ne modifie pas la réalité elle-même : sinon elle n’est que complaisance infantile d’un sujet qui ne sort pas du « principe de plaisir ».

Bien entendu, nonobstant le slogan raté de Paul Reynaud, l’autosuggestion peut-être collective, qu’elle soit illusion générale (dans le cas où par exemple la foule s’auto-persuade d’une réalité fausse (l’enthousiasme des français croyant gagner la guerre contre l’Allemagne en 1914), ou qu’elle soit motivée par un événement nouveau (leadership ou changement de stratège, bataille de la Marne)… Il faut qu’il y ait tout de même un élément particulier qui modifie partiellement la réalité pour donner lieu au « délire » collectif d’une autosuggestion qui va pouvoir se faire auto-réalisatrice, si chaque sujet individuel en vient à intensifier la croyance globale.

L’exemple nous en est donné par ce qu’on a nommé : « l’effet Pygmalion ».

On s’en souvient, le roi de Chypre, Pygmalion, avait sculpté une statue si belle – Galatée – qu’il en devint amoureux. Touchée de sa passion, Aphrodite donna vie à la statue, et Pygmalion put épouser Galatée : cet exemple symbolise la capacité de suggestion du désir humain sur soi ou sur autrui. Cette belle histoire n’a pas manqué de fasciner les artistes qui, par essence, veulent donner vie à leur œuvre (« Et parle, maintenant ! » aurait dit Michel-Ange à l’une de ses statues). On a ainsi qualifié de Pygmalion toute sorte de créateur fasciné par l’œuvre qu’il crée (ou transforme), ou encore quelqu’un qui tente de faire d’une autre personne sa « créature » (cf. Arnolphe voulant façonner Agnès selon ses préjugés, dans l’École des femmes). Plus récemment, on a parlé d’effet Pygmalion (vers 1960) à propos d’une expérience pédagogique stimulante : selon mon souvenir, deux classes similaires se trouvant d’un niveau moyen égal, on a convaincu l’un des enseignants que la sienne était dotée d’un formidable potentiel quoique non encore reconnu, tandis que l’autre avait des aptitudes normales, sans doute limitées. À la fin de l’année, scolaire, on constate que la première classe a étonnamment progressé par rapport à l’autre. Quand un professeur se persuade qu’il a des élèves au potentiel insoupçonné, sa foi le conduit à obtenir qu’ils se surpassent (en les « auto-suggestionnant » eux-mêmes, si l’on veut) tandis que celui qui opine d’emblée qu’il a affaire à des cancres, finit souvent par les faire régresser…

L’autosuggestion partagée joue bien ici le rôle de « prophétie auto-réalisatrice ».

Je suis un écrivain authentique en voie d’être reconnu, Je suis un écrivain authentique en voie d’être reconnu, Je suis un écrivain authentique sur le point d’être bientôt reconnu, Je suis un écrivain authentique en voie d’être reconnu incessamment sous peu, incessamment sous peu, incessamment sous peu, Je suis un écrivain authentique en voie d’être reconnu incessamment sous peu, mes lecteurs le savent bien, eux qui offrent déjà mes livres autour d’eux, Je suis un écrivain authentique en voie d’être reconnu incessamment sous peu, c’est imminent, tout le monde le sait, même si l’on ignore la date exacte qui approche, incessamment sous peu…

J’espère seulement être encore là pour m’en apercevoir.

Le Songeur  (02-03-2023)


* « Maudire », ce n’est pas seulement dire du mal, mais en vouloir, en souhaiter et en faire : c’est vouer au mal. La malédiction, injurieuse, se veut performative. Elle n’est pas simple parole de réprobation, mais châtiment, car c’est déjà me châtier que d’appeler sur moi la foudre jupitérienne… Le jeune Horace, offensé par les imprécations de sa sœur Camille, n’hésite pas à la tuer. Dans le théâtre policé de la vie quotidienne, même si l’on essuie rarement des déclarations de haine, l’on éprouve souvent un réel déplaisir à percevoir ou savoir que quelqu’un « vous en veut ».

** https://www.artpoetique.fr/poemes/le_retour_au_pays.php

*** Disponible ici : https://livre.fnac.com/a14959151/Emile-Coue-La-maitrise-de-soi-meme-par-l-autosuggestion-consciente



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