AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (265)

MON COUP DE FOUDRE POUR L’HYPOTYPOSE

Avant d’aborder, le sens du mot hypotypose, qui est mon sujet principal commençons par une digression sur l’expression « coup de foudre », cette étrange métaphore qui fait du tonnerre qui foudroie une sorte de bienheureuse calamité venue des dieux pour sublimer le séjour des humains.

« Coup de foudre ! » Sublime exclamation, dont on rit de nos jours. On aurait pourtant tort de trouver ridicule aujourd’hui cette expression désuète, car elle traduit, selon moi, une expérience humaine fondamentale qui est loin de se limiter au domaine amoureux. Il faut d’ailleurs convenir que l’autre expression qui se rapporte à ce phénomène vital, « tomber amoureux », est quant à elle parfaitement incongrue, inadéquate à l’expérience qu’elle croit définir. Le coup de foudre n’est pas une chute, mais une ascension, puisqu’on y est intérieurement transporté. Il s’agit d’une intuition soudaine, fragile et définitive à la fois, qui semble toujours disproportionnée si on la rapporte à la ténuité de sa cause. Elle n’a rien d’une saisie abstraite, elle est inséparable du signe concret qui l’éveille, une sensation légère le plus souvent : cet œil câlin qui vous caresse une demi seconde, l’inflexion d’une voix qui émeut dans votre cœur les harmoniques que celui-ci attendait secrètement pour vibrer, ou encore cette émanation d’un parfum discret porteur d’infimes phéromones (par exemple Le Parfum de la Dame en noir !). Et voilà qu’une « certitude » issue de cette émotion, qui peut aussi bien naître chez un artiste ébloui par la danse sublime d’une étoile que chez une jeune femme émue de la gaucherie d’un homme sincère, prend aussitôt le caractère d’un choix irréversible et définitif : ce sera Elle/ Lui , et pas une ou un autre.

Mais cet effet presque sans cause, cette saisie intuitive et définitive qu’est le « coup de foudre » dans la vie amoureuse n’est-il pas transposable dans d’autres domaines de l’expérience humaine : et ce sera par exemple l’inspiration de l’artiste tout à coup traversé et conquis par une idée de génie, l’euréka qui transperce subitement le savant d’une découverte scientifique, ou encore, au quotidien pour chacun de nous, le bonheur inattendu de trouver ce qu’on cherchait en vain, un outil éminemment pratique pour le bricoleur, un mot qui exprime parfaitement la nébuleuse d’une pensée pour un écrivain, ou un cruciverbiste, qui va s’écrier tout seul à voix haute « Bon dieu, mais c’est bien sûr ! » à la manière du Commissaire Bourrel qui découvrait enfin et subitement l’énigme d’une histoire policière, au moment précis où s’achevaient les Cinq dernières minutes de son enquête, la série éponyme de ce feuilleton…

Ce qui justifie donc ici aujourd’hui l’emploi que je fais du « coup de foudre, c’est la soudaineté avec laquelle j’ai vécu comme une illumination la découverte qu’a été pour moi le sens du mot « hypotypose ».

Mais voici que, pour vous faire saisir la brutalité de cette découverte, je dois me livrer à une deuxième digression concernant l’une des limites cruciales de ma personnalité. Il faut savoir que je suis en permanence embarrassé, je dirai même handicapé par une extrême difficulté à m’exprimer. Hé oui — étonnez-vous ! — Je suis depuis toujours en mal de mots ! Je ne cesse de chercher, souvent en vain, le terme adéquat, ou l’expression juste correspondant à ma « pensée » pour accoucher d’un texte clair. Et quand je parle de ma « pensée », c’est déjà un mot d’une infâme prétention pour évoquer les nébuleuses cérébrales qui encombrent ma pauvre cervelle fatiguée. Les mots m’échappent sans fin, je me sens stupide, je feuillette mon Robert désespérément, je m’énerve à n’en plus pouvoir, je rajoute, je retire, je barre, je modifie, je procrastine et remets à demain… jusqu’à ce que, exceptionnellement, je sente venir la miraculeuse euphorie que je n’attendais plus : ça y est, le terme exact vient de jaillir en moi et il correspond enfin à ce qu’il me semblait vouloir dire, ou même mieux, par le plus mystérieux des hasards.

Et c’est cela qui, un jour, m’arriva, me tombant dessus comme la foudre. Explicateur de texte par profession, j’avais toujours ignoré ce terme, rare et précieux, qui désigne un fait stylistique dont je décrivais la nature et le fonctionnement sans parvenir à le nommer, malgré l’intensité de mon « vouloir dire ». Le procédé descriptif dont il s’agit consiste, dans une phrase, à mimer ou tenter de reproduire par son rythme, ses sonorités, ses images, la réalité même qu’elle décrit, de sorte que le lecteur ait l’impression d’assister en temps réel, au présent, à la scène décrite.

Voici donc la circonstance mon illumination : j’avais, avec un collègue, à commenter ce passage des Confessions où Rousseau raconte comment un soir, voulant rentrer dans Genève, il vit les portes se refermer sur lui (ce qui l’obligera à quitter définitivement la ville) : « À une demi-lieue de la ville, j’entends sonner la retraite ; je double le pas ; j’entends battre la caisse, je cours à toutes jambes ; j’arrive essoufflé, tout en nage ; le cœur me bat ; je vois de loin les soldats à leur poste, j’accours, je crie d’une voix étouffée. Il était trop tard. »

Je reconnaissais bien là, dans ce rythme syncopé reproduisant son essoufflement, le cœur battant, le procédé mimétique que je viens d’évoquer. Et c’est alors que mon collègue qualifia naturellement ce passage de « remarquable hypotypose ».

Ah ? Vous avez dit hypotypose ?

Ô lumière !

Hypotypose !

Et moi qui ne savais pas…

Dès lors, m’emparant de ce mot, je me mis à l’appliquer partout où j’en retrouvais concrètement l’usage. En voici un exemple chez Camus, qui me sembla parfait : dans le récit central de La Chute, le narrateur nous apprend qu’après avoir vu une femme penchée sur un parapet, il a entendu celle-ci se jeter à l’eau. Mais cette information, il ne se contente pas de l’énoncer (en disant seulement par exemple : « j’entendis cette femme se jeter à l’eau »), il en mime l’action, en ordonnant les segments de sa phrase selon le mouvement même de sa perception consciente de la réalité en train de se produire, ce qui donne : « J’avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j’entendis le bruit, qui malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui s’abat sur l’eau ». Ce n’est plus un simple énoncé : c’est un descriptif en temps réel auquel le lecteur assiste au fil du texte. Il s’agit bien de l’hypotypose. Du moins, de l’une de ses formes.

Et si j’émets cette réserve, c’est qu’une autre collègue crut bon de contester mon interprétation, estimant qu’originellement, l’hypotypose implique une description imagée d’une scène, le récit faisant explicitement appel au sens de la vue (« As-tu vu/ Imagine/ Figure-toi »), comme c’est le cas dans l’Acte I Scène 5 de Bérénice, lorsque l’héroïne évoque le triomphe de Titus :

« De cette nuit Phénice as-tu vu la splendeur ? » (suit la description imagée)

Le sens du terme même que je croyais posséder n’était donc qu’un cas particulier, et je trouvais cela si regrettable que je me suis mis en quête des différentes définitions historiques du mot, dont le flou m’indisposait et mettait en cause son bon usage. Un regard sur Wikipédia se révélait assez révélateur de ce flottement.

À partir de l’étymologie gréco-latine, (sous et type) le mot a signifié « empreinte tableau, image », mais au sens de révélation d’un « dessous » du réel. Le locuteur ne se contente pas de renvoyer à la chose qu’il désigne, il en révèle la dynamique concrète en action, sa nomination se fait tableau.

Au 18ème siècle, le grammairien Dumarsais précise qu’il y a « hypotypose » lorsque « dans les descriptions, on peint les faits dont on parle comme si ce qu’on dit était actuellement devant les yeux » (Dumarsais, Tropes, II, 9). On dévoile ce qui pourrait être dit sans être montré. (et donc rester caché).

Le Robert en 6 vol. situe l’origine du mot au 16ème siècle, proche de son étymologie lat. du grec hypotyposis, signifiant mot à mot « ce qui frappe en dessous ». D’où, en rhétorique : « Description animée et frappante. », sens encore donné dans le Petit Robert.

Le Littré avait donné la même définition, mais avec un complément significatif : « Description animée, vive et frappante, qui met, pour ainsi dire, la chose sous les yeux. » C’est moi qui souligne cette reprise de l’étymologie révélatrice, qui explique l’usage fréquent de l’appel au regard de l’interlocuteur, comme dans la célèbre évocation, par Andromaque, du sac de Troie : « Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants/Entrant à la lueur de nos palais brûlants »

Le Larousse universel (en deux volumes) enrichit encore la définition, en faisant sentir la distinction entre l’effet produit par l’hypotypose et le procédé stylistique qui le cause : « Figure de rhétorique qui peint les choses dont on parle avec des couleurs si vives qu’on croit les voir. »

Cette distinction est essentielle pour spécifier notre « figure de rhétorique ». Son effet de description animée ne suffit pas (d’autres figures peuvent le produire) : ce qui caractérise l’hypotypose, c’est de susciter chez le lecteur ou l’auditeur l’impression d’assister en direct à l’évocation des choses exprimées, sans doute par l’appel à la vue, mais aussi bien par l’oreille (l’harmonie imitative, la prosodie de la phrase) et tout ce qui revient à mimer le réel : pas seulement à le « signifier » mais à le rendre présent (le « représenter », comme au théâtre). Si l’on se contente de l’intensité de l’effet, la définition est trop large : encore faut-il spécifier la figure de rhétorique par son procédé mimétique, cet « effet de réel » dont parlera souvent Roland Barthes.

D’où cette définition de Patrick Bacry (Les Figures de style, Belin 1992) qui joint les deux aspects : « Description précise et riche qui est censée mettre sous les yeux du lecteur, de l’auditeur, la scène ou l’objet décrits. » (cf. la citation d’Andromaque). L’usage de la « focalisation interne » dans un récit est ainsi l’un des procédés précieux, hypotypique, dont usent les narrateurs, comme l’est aussi la technique de la « caméra subjective » au cinéma.

Si l’on veut bien se reporter à ma chronique intitulée « Racine cinéaste »(N°45), on sera édifié en observant que toutes les citations que je donne en exemples usent de l’hypotypose, laquelle sera est elle-même constitutive de l’art cinématographique : on doit faire croire au spectateur que se produit réellement ce qu’il voit sous ses yeux.

Pour bien comprendre ce rôle spécifique de l’hypotypose, il faut bien distinguer, dans l’expression littéraire ce qui est globalement le faire savoir de ce qui est (plus particulièrement) le faire voir. À l’énoncé simplement intelligible, qui vise à seulement signifier répond l’énoncé sensible qui veut en sus exprimer et reproduire ce qu’il signifie : faire « exister » la chose dite, la faire voir, entendre, éprouver au récepteur, comme si celui-en faisait l’expérience en temps réel. C’est le miracle du Verbe !

Je voudrais terminer par un cas paradoxal d’hypotypose, celui de Victor Hugo évoquant dans le poème « À Villequier » (« Demain, dès l’aube »), le pèlerinage qu’il compte faire sur la tombe de sa fille, comme suit :

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,

Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,

Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,

Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur (…)

Le poète aurait pu simplement se contenter de signifier son refus de percevoir tout ce qui lui est sensible, comme il le dit au second vers ; mais voilà que revenant, trois vers plus loin, sur sa cécité volontaire, il reprend l’hypotypose en se l’appliquant à lui-même : au lieu de « signifier » qu’il veut ignorer la beauté environnante, il l’exprime et la reproduit pour la rendre présente ! L’or du soir qui tombe se fait tableau, et usant d’allitérations, Hugo nous met sous les yeux ces voiles des esquifs qu’il déclare ne pas vouloir voir !

Le Songeur  (29-04-2021)



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