AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (320)

DE QUELQUES AVANTAGES D’UNE CERTAINE SURDITÉ…
Il n’est pire sourd que celui qui entend ce qu’on ferait mieux de taire

Lorsque vous vous sentez un peu dur d’oreille, ou pire, qu’on vous trouve en voie de surdité, il faut positiver plutôt que dramatiser, et tenter de voir le bon côté des choses. Ce n’est pas parce qu’avec l’âge, on perçoit moins les bruits gênants ou les paroles idiotes du monde qui nous entoure, qu’il faudrait négliger l’inappréciable saveur du Silence, lorsque vos écoutilles, en faiblissant, vous épargnent les tapages ambiants de la modernité.

La pédale douce atténue toujours les dissonances d’un piano forte.

Mais d’abord, qu’est-ce que la surdité ? On qualifie trop vite de « sourd » celui qui, par nature ou par moments, se trouvant interloqué, paraît ne pas entendre, tout simplement parce qu’il se trouve d’abord à l’écoute de sa propre pensée. Et c’est son droit. J’appellerais volontiers « effet professeur Tournesol » ce banal phénomène lié au fonctionnement naturel de l’homme pensant, et non à son dysfonctionnement.

L’axiome de Descartes, Cogito, ergo sum, est clair : c’est en pensant que l’homme se sent exister : le « je suis » du sujet humain est alors tout entier dans sa propre pensée, et cette pensée se formule comme une parole émergeant de son for intérieur, même si elle n’a rien de sublime. Si je me concentre sur cette parole intérieure, je me débranche spontanément des propos dérangeants qui me viennent du dehors de moi-même. À celui qui m’assaille d’un discours intempestif, j’échappe en m’évadant dans mon silence intérieur.

Plutôt que de me juger sourd, frappez avant d’entrer : quand on s’adresse à moi à brûle-pourpoint, je suis si bien interloqué que j’en perds l’aptitude à devenir locuteur…

Il est alors abusif de qualifier de « sourd » celui qui exerce son droit naturel de ne pas entendre. Et si, n’étant pas en position d’écoute, il se trouve brusqué par le flux sonore qui l’assaille, au point de produire une réponse décalée à ce qu’il a mal décodé, son entourage est bien injuste d’en rire.

Si l’on peut s’estimer coupable de ne s’être pas mis en position d’écoute, lors d’un échange, l’interlocuteur peut l’être aussi d’avoir fait irruption sans prévenir.

Un songeur naturel, qui ne manque pourtant pas d’ouïe musicale, peut ainsi se trouver mal à l’aise dans le cas particulier des dîners en ville, où la conversation « type de table » ne cesse de sauter du coq à l’âne, où se mêlent échanges individuels et consensus collectifs, où le cours rapide de sujets à peine ébauchés fait place à d’autres thèmes ponctuels furtifs, dans un crépitement de propos mêlés de rires sonores, qui font juger « sourd » celui qui semble décalé, et comme en retard d’un métro.

Cette situation est commune à bien des gens normaux, pas forcément adeptes de la pensée profonde, souvent dans des réceptions classiques (mariages, anniversaires), où le bruit de fond général brouille les conversations entre groupes limités de cinq ou six personnes.

Pour l’individu qui commence à ne pas trop bien entendre, le port d’un appareil qui amplifie les sons ne corrige pas ce flux inégal : on entend mieux les bruits de fourchettes sans décrypter pour autant le brouillamini de l’entremêlement des voix.

Cela n’empêche pas les autres de culpabiliser aussitôt le jeune vieux en voie de presbyacousie. On l’accuse hautement de ne pas être « appareillé », le forçant à subir l’intrusion d’une prothèse, sous peine d’être considéré comme asocial.

À la vérité, le jeune vieux se trouve vite consolé de son handicap lorsque, ayant fait l’effort d’entendre, il prend conscience des platitudes furieuses que les parleurs conviviaux, s’ils s’écoutaient eux-mêmes, regretteraient sans doute de n’avoir pas su taire1. Il se demande vraiment s’il a gagné au change en délaissant quelques instants l’écoute de sa parole intérieure, qu’on nomme pensée.

La vraie question qui se pose est alors celle-ci : ce qu’on croit comprendre d’autrui vaut-il toujours la peine qu’on s’efforce de l’entendre ?

Le Songeur  (06-04-2023)


1 Oserai-je renvoyer, concernant ces banalités en béton, au livre où j’ai répertorié ce qui m’a semblé être des « fragments du discours anonyme » : « Les Médias pensent comme moi ! »…



(Jeudi du Songeur suivant (321) : « SE SENTIR JUSTIFIÉ ? » )

(Jeudi du Songeur précédent (319) : « IL NE FAUT PAS HUMILIER POUTINE » : IL FAUT LE GLORIFIER… )