AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (253)

DOIS-JE VOUS SOUHAITER UNE ANNÉE DÉSALIÉNÉE ?

Si je m’en souviens bien, en 1981, j’ai longuement hésité entre les mots « normalisation » et « aliénation » lorsque j’ai voulu sous-titrer mon essai critique sur le phénomène publicitaire. Le premier correspondait à l’entreprise de formatage incessant des opérateurs du système, le second au délire radieux dont il comble ses victimes, les heureux de Panurge... Ai-je eu tort ? Mais qu’est-ce que l’aliénation, au fond ?

Les synonymes d’aliénation qui viennent spontanément à l’esprit sont « folie (qu’elle soit douce ou furieuse) ; asservissement (involontaire ou consenti) ; dépossession (de soi) ».

Ces significations partent toutes du double sens du latin alienus : « qui appartient à un autre, qui est autre ; qui est éloigné, étranger, hostile ». Le concept d’aliénation comprend ainsi toujours une idée de dépossession, d’appartenance à autrui, d’étrangeté (fût-ce vis-à-vis de soi-même), de coupure du monde ou d’éloignement hostile. D’où toute une série d’acceptions :

1° Au Sens médical. Folie, aliénation mentale. État d’une personne dont l’esprit est égaré, devenu étranger à lui-même, et qui semble possédée par un autre esprit. La personne aliénée est étrangère à son environnement comme à elle-même.

2° Au Sens juridique. Cession d’un bien ou d’un droit à une autre personne, cette dépossession se faisant à titre gratuit ou onéreux. Par extension, perte, abandon involontaire de ce dont on bénéficiait. S’aliéner quelqu’un : perdre sa confiance, se le rendre hostile. Cet acteur s’est aliéné la sympathie de la foule.

3° Au Sens marxiste. Dans son travail, l’ouvrier est dépossédé de son activité créatrice au profit du système de production qui l’emploie ; il ne s’appartient plus, devient étranger à sa propre vie, il « s’aliène » dans les choses qu’on lui fait produire. De même, dans sa croyance religieuse, selon Marx, le peuple adhère à une idée de Dieu que la classe dominante (la bourgeoisie, le clergé) lui a mise dans la tête pour mieux le soumettre ici-bas, en le faisant rêver d’un paradis futur («La religion est l’opium du peuple») : il est « aliéné » par l’idéologie dominante, par la vision du monde que la classe possédante lui a inculquée. Il devient la « chose » de celle-ci.

4° Au Sens sociologique global. Dans le sillage de Marx (lui-même inspiré de Hegel), le terme d’aliénation a été repris par de nombreux auteurs. Il est devenu synonyme d’asservissement économique, politique, religieux, médiatique, ce qui est sans doute une généralisation abusive. Il faut garder au mot son sens originel, appliqué à la conscience individuelle ou collective: il y a aliénation chaque fois que le sujet, conditionné par des idées venues d’autrui ou d’ailleurs, croit penser personnellement alors que c’est « l’autre » qui pense en lui. De ce point de vue, on a pu établir plusieurs étapes dans le processus d’asservissement d’un peuple ou d’une classe sociale: la domination, acte brutal d’un pouvoir qui s’impose par la force ; l’exploitation, système économique d’organisation de la servitude (où l’individu a besoin d’obéir pour survivre) ; l’aliénation proprement dite, système d’assujettissement idéologique (l’individu se soumet «librement» en croyant agir dans son propre intérêt).

C’est peut-être en raison de cette nébuleuse difficile à circonscrire que j’ai choisi de sous-titrer « essai sur la normalisation publicitaire » Le Bonheur conforme. Mais à constater l’actuelle et entière soumission de notre société à la logique médiatique, cette folie quotidienne douce ou furieuse qui fait croire à la plupart des gens (et des jeunes), sous peine d’anormalité, que c’est dans cette bulle qu’ils ont à épanouir leur désir d’exister, c’est bien le mot d’aliénation qui marque notre vie collective, dont les normes délirantes quadrillent vos supposés désirs et prétendues envies.

Je vous souhaite donc à tous, ainsi qu’à moi-même, une année désaliénée.

Puissions-nous tous, en 2021, être privés de Bonheur conforme…

Le Songeur  (21-01-2021)



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