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Les Jeudis du Songeur (254)

ENFIN DU NARRATIF, POUR CHANGER UN PEU…

Je voudrais conter l’étrange destinée amoureuse et spirituelle de mon ami Antoine, étudiant comme moi à la Sorbonne au cours des années soixante.

Un jour de février, à la fin d’un cours de littérature en Amphi Richelieu, dans le bruit et le remuement des étudiants qui se pressaient vers le bas de l’amphi pour sortir ou rentrer, il aperçut à trois pas de lui une jeune fille éblouissante de vie et de beauté, une brune au teint pâle et yeux bleus, au nez droit dans un visage animé, qui le subjugua aussitôt. C’était comme une apparition, me dit-il : il s’était senti littéralement foudroyé par l’intensité de sa « présence ». Il ne l’avait jamais vue, ignorait tout d’elle, et, dans son éblouissement, se demandait simplement quel pouvait être son prénom lorsqu’il l’entendit hélée par un camarade « Hé Suzanne ! » ; cependant : impossible de savoir si c’était bien elle qui était interpellée ou une autre du même groupe, au sujet d’un cours à recopier.

Mais voilà, lorsqu’Antoine s’éveilla de son extase quelques minutes aussitôt, l’amphi était quasi vide : l’explosion stellaire suscitée par l’éclat de « Suzanne » avait fait place à un vaste trou noir ! Il s’y engloutit à pas lents, tristement, pour sortir au grand air et, dès lors, n’eut plus qu’une obsession, une folle passion : retrouver Suzanne à la divine présence, la connaître, la reconnaître comme s’il s’était agi pour lui d’une réminiscence immémoriale, l’accoster, lui parler, et jouer le tout pour le tout dont dépendait désormais sa vie même.

S’il est vrai qu’il ne négligea pas vraiment ses études, on ne le voyait plus que quêtant partout des traces d’ELLE, aussi infimes fussent-elles. Il allait aux Restau U plusieurs fois par jour, il hantait tous les amphis où des cours traitaient les divers programmes de lettres (dont le thème de l’Amour chez La Fontaine), il parcourait comme une ombre le Quartier latin en tous sens, revenait place de la Sorbonne d’où il repartait aussitôt en chasse, et toujours bredouille en dépit de sa quasi ubiquité.

Certes, de temps à autre se produisait une alerte, un embryon de piste, quelque chose qui semblait émaner d’un élément de « La » personne aimée, et promettre de nouveaux indices. Ce pouvait être le déhanchement de telle inconnue d’une souplesse troublante, un éclat de voix perdu, une coupe de cheveux, mais le visage, sitôt aperçu et dévisagé ne rappelait en rien l’apparition divine originelle. Une fois même, traversant un passage clouté, il faillit être renversé par une jeune motocycliste au cheveu flottant et vêtue d’une étrange combinaison militaire, au point qu’il en fut transi d’une brûlante émotion — c’était elle, et elle parut même être venue le narguer. Mis à part cette exception, tous ces indices qui le troublaient le décevaient, comme pour profaner son image ! Pourtant, tant de fausses perceptions à la fois « prouvaient » son existence et démentaient la possibilité que Suzanne fût substantiellement réelle, bien que le miracle de son existence tardât à se produire. À chaque fois, c’était comme une part d’elle qui émanait furtivement d’une personne aléatoire, mais ce n’était jamais effectivement elle, comme s’il eût été l’objet de quelque sorcellerie secrète, comme si elle avait eu le pouvoir lutin de multiplier autour de lui des incarnations partielles de son essence inaccessible, comme s’il existait quelque part une parfaite inconnue qui avait besoin elle-même de le troubler pour exister. Ah, mystère !

*

Bien que hanté en permanence par cette obsession invraisemblable, Antoine réussit à mener un cursus universitaire convenable, gravit des échelons, parvint à devenir professeur de lettres, et poursuivit une carrière honnête en cette Sorbonne dont il ne pouvait s’éloigner. Parfois brillant en cours devant des amphis pleins, il ne cessait tout en parlant de scruter de bas en haut l’assemblée admirative, mais jamais, hélas ! ne put repérer l’ombre d’une Suzanne virtuelle pointant le bout de son nez droit. Ainsi vivent certaines existences : malgré sa passion muette qu’il vivait comme une plaie heureuse, Antoine n’en mena pas moins la vie privée d’un homme normal qui travaillait pour gagner sa vie, finit par se marier, devenir père, et se retrouva bientôt à la quarantaine, chef d’une famille de quatre enfants, bourgeoisement installé, et taisant encore la faille qui demeurait en lui : mais ce manque toujours lancinant de l’irréelle bien-aimée, aux heures creuses refaisait surface, comme un de ces rêves oubliés qui le matin rejaillissent après vous avoir déserté au fil de la nuit.

Comment retrouver Suzanne ? La maturité advenant, il trouva quand même peu à peu infantile son attente de circonstances providentielles, et décida de chercher de façon aussi rationnelle que possible. Après avoir enquêté et épié tout indice repérable dans le cadre du Quartier latin, et des ses dépendances, il résolut de se lancer dans le tourisme moyen oriental, songeant que rien n’interdisait que Suzanne, ayant suivi un cursus sorbonnard parallèle au sien, se fût aventurée, comme enseignante ou chercheuse, dans l’univers des lettres, de l’histoire ou de l’Art, elle qui était si jolie… Sa beauté ne la vouait-elle pas à la peinture sous toutes ses formes, modernes ou anciennes, comme un vaste miroir de son être multiple ?

Et c’est alors que le hasard des programmes ou des rencontres mentales le conduisit un jour à s’étonner de la fameuse phrase de Pascal : « Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. »

Il atteignait 55 ans, l’âge du démon de midi, et la question de Pascal le tarauda soudain, le changeant quelque peu de l’obsession de Suzanne. Que savait Pascal de ce qu’il affirmait ? La fameuse princesse égyptienne avait-elle si long que ça son appendice nasal ? Le nez de Cléopâtre était-il courbé-plongeant vers le bas, plutôt droit et fin, ou plutôt large, voire à la retroussette interrogative ? Qu’en savions-nous ? Quels étaient donc les canons de la beauté au temps des Césars ? Lui-même aurait-il partagé cet idéal féminin ? Et puis Antoine, revenant sur son illumination de l’an 1962, qui s’était brouillée avec le temps, se rappelant que c’est un regard bleu qui l’avait hypnotisé, ne parvenait plus à se ressouvenir de ce qui se trouvait précisément entre les yeux et les lèvres de « Suzanne », qu’il n’avait sans doute entrevue que trois secondes ? Son trouble se corsait…

*

La plupart d’entre nous n’échappent guère à des formes d’obsessions basiques qui balisent nos consciences, et nous font capter la moindre information aléatoire comme un indice devant éclairer la quête centrale de notre devenir ; et puis nous oublions.

C’est ainsi que peu à peu Antoine, ébranlé par ses visions et réminiscences, peut-être issues d’une autre vie, en vint à se demander intensément si « Suzanne » n’avait pas « quelque part » un lien de parenté secrète avec Cléopâtre, à moins que ce ne fût l’inverse. Il essayait de se persuader que Suzanne avait en réalité le nez parfaitement fin et rectiligne, à peine prononcé, mais signe tout de même d’une intuition psychologique hors du commun. D’où l’idée naturelle que le moindre détail qu’il capterait concernant la réelle Cléopâtre historique pourrait se révéler un indice précis l’aidant à retrouver sa Suzanne du 20ème siècle. Bien sûr, non dénué de bon sens, il ne s’épargnait pas la critique selon laquelle il puisse être bizarre de vivre normalement avec une épouse quotidienne tout en restant obsédé de la quête d’une possible femme mythique ; « mais, se disait-il, lucidement, la chose ne peut être un problème que pour la femme officielle », et ce n’était pas une raison d’abandonner ses interrogations métaphysiques.

Il se passionna donc pour cette nouvelle recherche, indissociable de sa quête première. Il accumulait les informations (parfois contradictoires hélas !) qui lui semblaient semées pour lui dans de multiples encyclopédies. Non sans résister, car il n’était pas fou, à l’irruption d’une évidence qui aurait très tôt pénétré le moindre d’entre nous : et si Suzanne et Cléopâtre étaient la même personne ?

Combien de temps lui fallut-il pour ne plus récuser cette conclusion ? Je ne sais plus : dix ans peut-être. C’est donc vers la soixantaine, bientôt retraité (comme je l’étais moi-même) que la Certitude revint le foudroyer. Une nuit, Il écrivit en grandes lettres majuscules dans son Journal intime : CLÉOPÂTRE EXISTE, JE L’AI RENCONTRÉE !

Il devenait clair que non seulement Suzanne était Cléopâtre, mais que leur personne était bien une seule et même divinité humaine, intemporelle, antique et contemporaine à la fois, qui n’attendait que lui pour fonder ou renouveler son culte, voire attester de sa résurrection. Et il comprit assez logiquement que, ce qu’il avait pris pour un sentiment amoureux de Suzanne, se révélait une foi profonde et métapsychique en la réincarnation de Cléopâtre.

Comme pour confirmer son intuition, il fit un drôle de rêve, sans doute typique d’une passion nervalienne. J’appris qu’il lui arriva en effet, se trouvant justement place de la Sorbonne, au cours d’un rêve printanier, que Suzanne lui apparut pour enfin se dévoiler à lui.

Je dis bien « se dévoiler », et non pas « se dévêtir ». Les femmes modernes, dit un moraliste contemporain, ne savent plus se dévoiler sans se dévêtir. Et de fait, ce n’était nullement le cas de « Suzanne ». Se dévoiler signifiait pour Antoine « se révéler », c’est-à-dire : faire comprendre à l’autre le mystère de sa propre personne.

Il me rapporta leur échange.

« — Oui, lui disait-elle, je suis bien cette Femme que tu as entre aperçue dans l’amphi Richelieu! »

— Oh, Suzon ! s’entendit-il dire, comme traversé par une mémoire ancienne.

— Tu as enfin compris ! s’exclama le Rêve d’elle qui lui parlait. C’est bien moi que tu retrouves. C’est moi qui fus celle que tu devais reconnaître par toi-même, moi, qui fus amenée à hanter l’Histoire comme Reine inspirée, en ayant l’honneur de porter le nom de Cléopâtre ! »

Prononça-elle vraiment ces paroles ? Antoine, que j’ai rencontré dernièrement, n’en était pas trop sûr.

« — Simplement, me dit-il, sa voix était printanière et sépulcrale. »

Il me précisa alors que, curieusement, il avait eu l’impression de percevoir au même moment, en fond sonore, des accents de la Sixième symphonie de Beethoven. Il se remémorait qu’inexplicablement, un jour très Ancien, une Hutte sauvage était devenue, par la grâce de l’Amour, une maison du Berger dont il était le Pasteur, entourée d’agneaux qui trottaient en sautant et bêlaient de bonheur. Depuis, il lui avait été impossible, dans son souvenir, de dissocier Cléopâtre de ce qu’il avait vécu avec elle il y a des siècles dans un Éden perdu.

« — Tu comprends, ajouta-t-il : je suis le Pâtre, elle est la Clé et nous avons la mission de régénérer l’univers… Veux-tu croire en nous ? »

Je dois avouer qu’ayant eu beaucoup de mal dans ma jeunesse à me sortir du culte marial, je ne me sens pas vraiment prêt à me convertir au Cléopatrisme…

Le Songeur  (28-01-2021)



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« DOIS-JE VOUS SOUHAITER UNE ANNÉE DÉSALIÉNÉE ? » )