383
Fatigué de galérer de petit boulot en petit boulot, Pierre Monteux décida de s’en sortir enfin, « si possible par le haut ».
Comment cela ?
« En prenant l’ascenseur social », se dit-il.
Rien d’étonnant à ce qu’une telle idée lui soit venue, il avait lu quelques semaines plus tôt, dans un quotidien du métro : « L’ascenseur social est en panne ». Selon toute logique, l’appareil devait avoir été réparé. Il suffisait d’interroger l’auteur de l’article.
Après quelques tentatives infructueuses, il parvint à joindre le journaliste au téléphone.
— J’aurais voulu savoir, dit-il en hésitant, si l’ascenseur social fonctionne à nouveau.
Le journaliste, une sommité médiatique nommée Michel Terrasse (ça ne s’invente pas), parut interloqué. On ne lui avait jamais posé pareille question depuis qu’il dirigeait la rubrique « économie et Société ». Pensant avoir affaire à un plaisantin, il fila la métaphore :
— C’est que le moteur est encore défaillant, répondit-il.
— Le moteur ? fit Pierre Monteux, qui connaissait la mécanique. Quel type de moteur ?
— En l’occurrence, dit Michel Terrasse, il s’agit de la Croissance. C’est elle, le moteur de l’élévation sociale.
— Ah oui ? Mais… où la trouve-t-on ?
— Bonne question ! s’exclama Terrasse en riant. En vérité, le gouvernement l’attend depuis plusieurs mois. Elle devrait être là, « au rendez-vous », affirmait-il Mais force est de le constater : la croissance n’était pas au rendez-vous.
— Ah bon ? Mais ce rendez-vous, il était prévu depuis… enfin, pour quand ?
Michel Terrasse sourit largement. Comme si la Croissance pouvait être convoquée comme cela, en appuyant sur un bouton ! Décidément, il importait d’inculquer quelques rudiments d’économie à ce jeune travailleur trop tôt avide de s’élever dans la hiérarchie !
« Jeune homme, fit-il en adoptant le ton de la clarté, il faut savoir que l’ascenseur social est un appareil fragile dépendant d’un système complexe. S’il fait merveille dans certaines conditions, historiquement prouvées, il n’en souffre pas moins de certains freins au démarrage, les uns d’ordre conjoncturel, les autres de nature structurelle.
« D’un simple point de vue conjoncturel, chacun peut comprendre qu’un ascenseur, fût-il social, ne peut supporter certaines surcharges pondérales liées au nombre excessif de prétendants. Il y a toute une classe d’âge qui rêve de salaires élevés pour grimper plus vite, sans se soucier de la somme de charges sociales qui en résulterait, freinant l’élévation elle-même. Vu le nombre de candidats, ce n’est plus un ascenseur mais un monte-charges qu’il nous faudrait alors, chose impossible à la fois parce que l’économie ne le supporterait pas et parce que l’expression « monte-charges » a quelque chose de trivial – pourquoi pas une bétaillère, pendant que nous y sommes ! Cependant il convient de ne pas sous-estimer l’importance de ce « rêve » social lui-même, puisqu’en boostant l’ardeur au travail de ceux qui y croient, il favorise le dynamisme de nos entreprises et donc la croissance, elle-même puissante motrice de l’ascenseur lui-même, dès qu’elle monte le bout de son nez. Voyez comme tout se tient !
« Mais à l’évidence, le principal frein demeure d’ordre structurel. Tout le monde ne peut pas se précipiter dans la cage ascensionnelle. Imaginons un instant que, dans un immeuble, l’ensemble des habitants du rez-de-chaussée, voire du premier étage, veuillent tout à coup occuper les étages supérieurs… La hausse massive ainsi déclenchée engendrerait une société pyramidale, dont la base se prélasserait aux sommets sur des terrasses surélevées, refusant même de renvoyer l’ascenseur, tandis que le petit nombre de l’élite ramerait au ras du sol jusqu’à périr d’épuisement : impensable ! inhumain ! et physiquement impossible : il n’y a pas de pyramide, fût-elle sociale, qui puisse longtemps tenir en reposant sur sa pointe. Vous voyez la catastrophe ?
« La conclusion s’impose : il est heureux que l’ascenseur social fonctionne au dysfonctionnement. Un bonne panne, fût-elle périodique, vaut toujours mieux qu’une grande panique, toujours fatale lorsque les pyramides s’amusent à reposer sur leurs pointes pour mieux jouer à saute-mouton. »
Pierre Monteux dit lentement « Je vois », pour laisser croire qu’il avait compris. Michel Terrasse, à peine essoufflé, mais ému de se sentir en contact avec la base, se voulut réconfortant. De sorte qu’avant de souhaiter bonne chance à son interlocuteur, il mit un terme à leur entretien par ces quelques mots – dits sur le ton d’une bonne tape amicale :
— Vous vous appelez « Pierre », je crois. Cela ne s’invente pas. Eh bien, sachez que vous avez tout lieu d’être fier de ce que, sur cette Pierre, puisse reposer tout l’édifice social.
L’histoire ne dit malheureusement pas ce qui se passa entre les deux hommes lorsque Michel, licencié économique, et Pierre, sans domicile fixe, se retrouvèrent un soir de décembre aux Restos du cœur. Et comme l’histoire ne le dit pas, l’auteur en restera là : ce sont des choses qui ne s’inventent pas. On a néanmoins tout lieu de croire que, la croissance ayant fait faux bond avant Noël : il n’y avait plus qu’à espérer son retour à Pâques ou aux Rameaux.
Le Songeur (11-12-2025)
(Jeudi du Songeur précédent (382) : « QUAND ON Y PENSE ! » )