OVH AFBH-Éditions de Beaugies 
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La véridique histoire

du

CÉRÉBRO-SCRIPTEUR


— 23 —

Où le génie d’un Président est de transformer une crise qui démarre en situation désespérée…

(Episode précédent)


Le Chef de l’État leva le menton, prit sa respiration, et dans le silence soudain du sous-sol élyséen, fit avec le ton qui s’imposait la déclaration que tout citoyen bien élevé pouvait attendre et espérer :

— L’heure est grave, Mesdames et Messieurs. Si les faits s’avèrent ce qu’ils sont – ce qui arrive… – la patrie est en danger. Et si la patrie est menacée, nous devons illico prendre les décisions courageuses que la Loi nous prescrit, ou fuir pour maintenir le pouvoir en place.

Tempérant aussitôt avec hauteur ces fortes paroles, il poursuivit :

— La loi est la loi. La réalité est la réalité. La France est la France, et le Président doit être le Président. Rien à dire à cela. La loi est la loi. Et cependant, comme la loi, c’est un peu moi, il n’est pas interdit de considérer la situation avec la sage distance de ceux qui ne jugent jamais un acte sans en analyser les raisons secrètes.

— Mais, mon Président, s’esclaffa Limogeard…

— Je vous entends bien, mon Colon, dit le Chef. Et la France se félicite, une fois de plus, de vous servez l’État depuis plus de trente ans. Je dis toujours : « L’ennemi nous guette, mais Limogeard est là, notre salut est assuré. » Et croyez bien que nous saurons récompenser votre constant mérite, en temps utile. Des remaniements ministériels sont toujours envisageables, de nouvelles élections ne sont jamais impossibles, et je ne saurais me passer à la légère de collaborateurs qui, jusqu’à présent, n’ont jamais failli à leurs devoirs.

Jika était subjuguée par la maîtrise verbale de l’homme d’État, tandis que Jean-Pascal Félix, avec discrétion, enregistrait les pensées sous-jacentes qui motivaient la prise de parole du Président.

— Or, poursuivait celui-ci, si l’on considère politiquement les actions des responsables politiques, il n’est pas d’une évidence absolue que le fait de livrer des armes à l’ennemi soit un acte de haute trahison, d’autant plus qu’était programmée leur commercialisation « à l’international » dès le mois dernier. Vendre des objets pouvant être des armes est une chose, mais lorsqu’il s’agit d’armes sciemment frelatées, c’en est une autre. Et dans la circonstance qui nous préoccupe, personne n’ignore que les Cérébro-scripteurs en question étaient voués à une très proche obsolescence… De sorte que leur usage ne pouvait que tuer dans l’œuf les sombres entreprises qu’ils étaient censés servir ! Ha, ha, ha !

Limogeard était médusé.

Un instant, on crut sentir qu’il allait passer outre, rayer d’un trait le bafouillage présidentiel propos, et opérer sur-le-champ un coup d’État salutaire.

Mais, intuitivement, on pressentait aussi que, dans ce silence, quelques accommodements réalistes se préparaient entre le Chef de l’État, Urbain Cesfron et lui-même. Quant à Jean-Pascal Félix, quoiqu’il n’entrât guère dans ces subtilités démocratiques, il comprit qu’il serait bientôt mis au chômage, quoique encore prêt à l’emploi.

— Je crois saisir, fit Limogeard.

— Messieurs, enchaîna aussitôt le Président, je crois bon de vous convier à une réunion de crise au sommet, là-haut dans mon cabinet secret, dont il pourrait résulter un véritable renouveau politique. Commissions d’enquête, référendum, dissolution de l’Assemblée, nous examinerons tout cela en mettant à profit un dîner aux chandelles. Ensemble, tout est possible. Surtout à table.

Et il ajouta à l’intention de l’Ingénieur Félix :

— Quant à vous, cher Maître, nous vous laissons travailler à la salubrité publique, sûrs de votre confiance comme vous pouvez être sûr de notre dévouement.

C’est alors que Jean-Pascal Félix, contre toute attente, se sentit envahi d’une juste et stoïque fureur, sous les yeux éblouis de sa sublime épouse.

— Ah ! vraiment, bon appétit Messieurs, ô ministres intègres, ô communicants vertueux ! Est-ce ainsi que vous choisissez l’heure, l’heure sombre où la France agonisante pleure, pour bouffer aux bougies tandis qu’à l’horizon des canons se profilent ! Et vous trouvez ça habile ? Tout va très bien, Madame la Marquise ! tout va très bien, mais quant au Marquis, il est cocu…

Et ce disant, Jean-Pascal s’était mis à danser autour du Président.

— Qu’est-ce qui lui prend ? fit Urbain Cesfron.

Jika, rapide comme l’éclair, se précipita alors sur mari, plongea la main dans la poche intérieure de sa veste, en criant « Calmo, calmo, calmo… »

Celui-ci s’arrêta tout net, à la surprise de son entourage. Il avait compris que Jika avait actionné le bouclier d’ondes, vu que cette fois-ci, c’était un autre logiciel qui avait failli prendre possession de son cerveau.

Bizarrement, ce fut alors au Chef de l’État d’entrer dans un discours convulsif, sur un thème qui lui était cher :

— Non, je vous en prie, ne soyez pas capitalophobe ! soyez plutôt capitalofauve… Le capital profite à ceux qui l’ont, il possède ceux qui ne l’ont pas, il réussit à ceux qui le font réussir. Vendre, voilà la Vie, la Voie, la Vérité. Quoi ? C’est sans importance, le produit est neutre, ce qui compte c’est l’humain, c’est le Désir d’achat. Il faut changer de produit, changer de désir, changer de petites femmes, être acheteur ou vendeur, à nous les petits pains, à nous les petits seins, et le reste vous sera offert par surcroît ! Allez allez ! Olé olé, prime au désir et prime aux actionnaires ! Vive la Bourse ! Ne dites plus « la bourse ou la vie, dites « la Bourse c’est la Vie ». Le capital, c’est capital, c’est le moteur qui tire, c’est le cul qu’on pousse, la fesse qu’on traque, et enrichissons-nous !

— Oh Président, déclara Urbain, en le prenant par le bras…

— Calmo, calmo ! fit à nouveau Jika, tandis qu’à son tour Jean-Pascal pressait, dans sa veste, le bouclier protecteur.

Le Président se tut, et dit, tout étonné, sur un ton distingué :

— Qu’y a-t-il, Messieurs ?

Limogeard éclata alors d’un rire formidable, se tordant à son tour presque douloureusement, puis clama sans raison :

— j’ai toujours eu horreur de la violence aveugle, dit-il, la nôtre sera lucide. Ha ! ha ! ha !

— On a le droit d’opprimer quand on le fait par amour ! confirma Urbain. Il faut d’urgence aiguiser l’échafaud qui se rouille.

— Sans oublier la strangulation, fit Limogeard au comble du plaisir, car l’étranglement est une forme d’étreinte, les sadiques eux-mêmes vous le diront.

— Calmo, calmo ! reprit Jika.

Jean-Pascal réactiva le bouclier du ROC, qui fit son effet. Tout le monde se regarda, sans bien comprendre ce qui s’était passé.

L’ingénieur Félix mit enfin les points sur les « i » :

— Messieurs, cela ne fait plus de doute maintenant : nous venons – vous venez – de subir, de la part d’agents inconnus munis de CRRS trafiqués, plusieurs tentatives de manipulation cérébrale, dont les effets, aujourd’hui plaisants, seront demain terrifiants et tragiques. Armons-nous sans tarder, et vite, Messieurs : La guerre télépathique vient de commencer…


(À suivre)


Le Songeur