380 AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (380)

LE SYNDROME DE LAVARDON

Un beau matin, Louis Lavardon s’éveilla en retard d’un quart d’heure. S’arrachant du lit, il se rasa vite, déjeuna mal, s’engouffra dans l’escalier. Des pensées machinales se bousculaient dans sa tête. « Rattraper le temps perdu… le temps perdu ne se rattrape jamais… le temps c’est de l’argent ».

Et soudain au détour d’une rue, tandis qu’une vitrine lui renvoyait son image essoufflée, la question le foudroya : « Le temps c’est de l’argent, mais l’argent, qu’est-ce que c’est ? »

Il ralentit sa marche, tangua, reprit de l’allure, murmurant à voix basse : « Eh oui, qu’est-ce que l’argent, au fond, pour moi ? Pour moi ? »

Un passant s’écarta, loin d’imaginer le doute qui frappait notre homme.

En un instant, Louis se remémora l’enfant qu’il avait été, soupesant ses premières pièces au fond de ses poches ; il prit conscience du plaisir fugace qu’il éprouvait vaguement à faire claquer dans ses doigts les billets neufs à la texture épaisse et odorante ; il considéra le contentement arithmétique que lui procurait, en fin de mois, la hausse soudaine de son solde créditeur. Que signifiait tout cela ? Où était la réalité de l’argent, de son argent ? Du papier, des chiffres, des sommes abstraites, une illusion d’aisance, voilà à quoi se réduisait pour lui le vécu de l’argent !

À quoi bon « gagner » du temps ? À quoi bon « gagner » de l’argent ?

« Je veux jouir de mon fric ! » lança-t-il en pleine rue, surprenant une gardienne d’immeuble. Je veux l’avoir bien en main ! Saisir mes liasses, palper mon blé, sentir mon oseille ! Mon flouze, mon pognon, mes espèces sonnantes et trébuchantes, mon pèze, mon liquide, mes briques, mes tunes, mes bâtons ! Je les veux, bien à moi ! En pleines mains ! Tout de suite ! »

Il obliqua vers la Caisse d’épargne, sûr de son affaire.

****

Quelques minutes plus tard, Louis Lavardon déambulait dans les rues de Paris, le corps blindé de vingt cinq liasses qui emplissaient ses poches –deux cent cinquante billets de deux cents francs, cinquante millions de centimes, cinquante Kilos-Francs, cinq gros bâtons bien solides structurant sa silhouette ! Et personne ne le savait !

Il marchait, riche, suffisant, euphorique, mesurant pleinement la puissance tranquille qui était désormais la sienne. Il toisait des gens pressés, mal dans leur peau, qui ignoraient visiblement ce qui venait de lui arriver. Il brûlait du désir de tout leur avouer, pour enfler sa félicité du spectacle de leur envie. Il contemplait dans les vitrines les merveilles qu’il possédait virtuellement, et qu’il eût pu s’offrir sur-le-champ. Il flottait littéralement à la surface du liquide qui emplissait son vêtement.

Un quart d’heure passa et, peu à peu, il lui sembla que les liasses, contre son corps, se désépaississaient. Il avait beau palper ses vêtements, l’argent se dissipait en s’incorporant à son être. Il voulut froisser ses billets, il ne parvint qu’à chiffonner du papier.

C’est alors qu’un maigre jeune homme s’approcha de lui comme pour le tirer d’affaire. Il avait la barbe minable et la main tendue : il demandait un franc.

Un franc ! Louis fut sidéré. Un franc ! Dans ses poches gonflées, Louis avait bien des choses, mais il n’avait pas un franc ! Il fouilla néanmoins, tira une feuille :

Tenez, dit-il timidement, d’un air distrait.

Il venait d’offrir au jeune homme un billet de deux cents francs, coupant court à la conversation.

L’autre prit la somme avec étonnement, regarda bien, puis sa face s’illumina d’un sourire qui ne manqua pas d’intriguer Louis : comment un seul billet pouvait-il produire un tel effet ? Voyant le jeune homme s’éloigner bizarrement, Louis se promit de recommencer l’expérience.

Une vieille dame, justement, l’approchait d’un air craintif que l’on pouvait juger quémandeur. Louis tendit aussitôt un billet, comme un hameçon. La vieille femme s’en saisit d’un geste vif, en marmonnant « Il est vrai, au moins ? » ; puis elle s’enfuit deci delà, comme un papillon.

Louis crut comprendre que l’argent permettait de créer de la relation.

Dès lors, il s’enhardit, et se mit à traquer les passants les plus fiables. Il les isolait, tendait la main, offrait. Et leur suspicion cédait à chaque fois à des sourires dilatés…Ah, cet éclat fortuné dans leurs yeux ! Ah, cet air mi-reconnaissant mi-frauduleux lorsqu’ils serraient sur eux le papier de bonheur !

Louis prit rapidement un rythme de croisière. Il semait littéralement les billets avec un large mouvement du bras, et le sillage qu’il commençait à créer dans la foule n’était pas sans évoquer la démarche d’un Christ moderne prodiguant ses grâces aux pauvres en esprit.


De temps à autre, pour éviter les attroupements, il s’éclipsait, prenait une ruelle écartée, puis revenait, bien vite, à la stratégie du don impersonnel, tellement plus gratifiante. Parmi les cibles épanouies de ses bienfaits, il put compter un mendiant vautré dans une cour d’immeuble, un militaire en permission, un vieux prêtre qui ne comprit pas bien, une crémière disputant le bout de gras avec un charcutier, et bien d’autres encore. C’est à peine s’il eut à souffrir de la mauvaise humeur d’un bourgeois trop poli (« Je ne mange pas de ce pain-là, moi ! ») et de l’incompréhension d’une jolie dame qu’il refusa de suivre dans sa chambre (« Encore un pervers ! »).

Parut enfin la Gare Saint-Lazare. En pénétrant dans la Salle des Pas Perdus, saisi d’une intuition soudaine, Louis prit un billet aller-retour pour Versailles. Il ne savait pas bien ce qu’il allait faire, quoique des bribes de discours lui vinssent à l’esprit. L’atmosphère du wagon fut d’abord calme ; il se taisait. Et tout à coup, un chômeur mal rasé débarqua, en tennis, et prononça une émouvante allocution sur son drame collectif. Fasciné par cet exemple et par ce courage, Louis tendit quatre billets au mendiant, et se promit de l’imiter sans tarder. Il songea un moment, attendit, se mobilisa intérieurement. Et c’est alors, au retour sur Paris, qu’il se dressa de toute sa hauteur en bout de wagon et fit entendre au public son propre témoignage, avec un étrange timbre de voix qui le surprit lui-même :

Mesdames,

Messieurs, mes Amis, mes Frères !

Deux minutes d’attention, s’il vous plaît !

Je ne suis pas chômeur, je n’aime pas mendier

Je ne veux pas non plus, bonnes gens, vous déranger,

Mais je viens à vous, simplement, pour partager mon argent

Car, voyez-vous, je croyais posséder, et je ne palpais que du vent !

Or, que chacun le sache désormais :

On ne possède que ce qu’on donne !

Alors, Messieurs-dames, s’il vous plaît,

Faites-moi la charité d’accepter mon billet !

Et Louis se mit à passer dans les rangs, humble et attentif à chaque voyageur auquel il offrait ses deux cents francs. « Merci », disait-il en donnant. Et encore : « Oh, Monsieur, je vous prie, acceptez !». Et encore : « Ne me remerciez pas, Madame…».

Et, chose étrange, sur cette ligne de transports où le public est si bien élevé, la plupart de gens acceptaient l’offre, un sourire indulgent au coin des lèvres…

Grisé par son succès, Louis envisageait déjà de reprendre le train en sens inverse quand, jaillissant de la porte du fond, un essaim de contrôleurs vint l’encercler et l’admonester sans ménagement. De quel droit importunait-il les clients de la SNCF ? On ne devait pas mendier dans les wagons ! « Mais je ne quêtais pas, je donnais ! s’exclama-t-il –Ah, vraiment ? Elle est bonne, celle-là ! ».

Malgré les protestations de quelques voyageurs, Louis se vit infliger une amende, refusa de payer, et fit un tel bruit que les autorités du rail, dès l’arrivée à Saint-Lazare, remirent aux mains de la police ce mendiant-donateur bizarrement agité.

****

Le Commissaire local, fin psychologue, attribua à un déséquilibre psychique évident les élucubrations de Louis Lavardon. Après les vérifications d’usage sur son état civil et sa conduite récente, économiquement dangereuse mais non socialement criminelle, il jugea bon de faire transférer Louis dans la section psychiatrique de la fameuse C.O.B.,-Commission des Opérations de Bonté (en anglais, B.O.C.), qui siégeait non loin de là, place de la Bourse1.

Le médecin-chef du dit établissement, formé à la Psychanalyse et à la Gestion, le reçut aussitôt. C’était un grand homme à la barbiche taillée en pointe, qui portait des verres fumés au milieu desquels brillait la lueur du regard, comme un lingot au fond d’une caverne. Il avait depuis longtemps dépassé Freud et Lacan, et avait même inventé une nouvelle forme de « neutralité bienveillante » caractérisée par une « stratégie d’écoute » longuement mise au point, et qui consistait à assaillir le patient de questions pour lui épargner les affres indécentes de la réponse. Aussi attaqua-t-il le cas Lavardon avec une précision diaboliquement anatomique, n’hésitant pas –selon son habitude thérapeutique à braver les convenances hypocrites du langage bourgeois.

« à quel âge, cher Monsieur, demanda-t-il, vous a-t-on mis pour la première fois sur le pot ? Y restiez-vous longtemps ? Réclamiez-vous d’y aller, voire d’y courir ? Aimiez-vous offrir à votre maman ce qu’elle attendait gracieusement de vous ? était-ce facile à venir ? Ou, au contraire, long et laborieux ? Deviez-vous par exemple pousser, faire des efforts méritants qui vous rendaient tout rouge, à en éclater ? N’aviez-vous pas quelque secret déplaisir à vous séparer ainsi d’une partie de vous-même ? D’où une certaine rétention qui, dans votre cas, pouvait aller parfois jusqu’au… plaisir de vous retenir ? Allons, allons, il faut tout avouer !

Non ? Alors, c’était l’inverse ? Vous auriez déjà manifesté un goût effréné pour la diffusion, l’inflation, la dispersion ? Le jaillissement invétéré de la substance autour de vous, au-dessus de vous, au-dessous de vous, sans arrêt, sans retenue, sans honte, sans respect d’autrui ni même de l’environnement ? Voilà qui pourrait nous éclairer !

Était-ce plus compliqué encore ? Auriez-vous eu les deux tendances alternativement ? Voire simultanément ? D’où d’inévitables difficultés avec des parents que vous ne pouviez que décevoir doublement, tantôt par excès de rétention, d’épargne, de thésaurisation, tantôt par pléthore de débordements, largesses, prodigalités ? Votre offre excédait-elle alors la demande parentale ? Mais alors, mais alors, comment diable pouvaient-ils réagir ? Frappaient-ils à coups de bâton ? Vous plaçaient-ils cul nu sur le pot, des heures et des heures, jusqu’à ce que le divin trésor vînt au grand jour ? Vous imposaient-ils un régime tiers-mondiste de pain sec et d’eau, des semaines durant, afin de juguler vos inflations incontrôlées ? Savaient-ils enfin gérer vos alternances de pingrerie et de gaspillages, votre avarice prodigue, vos prodigalités pénuriques ?

Il faut tout dire ! Tout !

Car vous devez savoir, Monsieur le « donateur », qu’une prodigieuse alchimie régit le cœur de la matière. Tout se tient et se retient, tout s’expulse et se perd ! La substance primaire est le liquide premier, et le liquide, dans nos coffres, est substance primaire ! L’épargne et la retenue vont de pair, la dilapidation et l’incontinence aussi ! La prodigalité est une, la rétention est ambivalente, à tous les niveaux ! L’accumulation/expulsion régit aussi bien l’infra-physique que le méta-économique ! Fèces et espèces, même combat ! Tout est flux, finances, cash flow et intestins ! Tout est transit en ce bas monde, échange et communication, voies rapides, bouchons et déjections ! La seule chose solide, en vérité, c’est le liquide ! Faire, c’est faire du chiffre, qu’on évacue ou qu’on accumule –ah, ces syllabes récurrentes ! La seule masse monétaire qui vaille la peine d’être vécue, connue et reconnue dans tous les grands et petits coins de la planète, et d’ailleurs en expansion perpétuelle depuis le big bang, c’est l’excrément !

Masses fessières de tous les pays, unissez vous !

Vive l’Ecu ! »

****

Prophétique, le grand médecin qui s’adressait à Louis s’était peu à peu dressé de toute sa hauteur, pour souligner son envolée verbale, forte de siècles et de siècles de psycho-physiologie occidentale ; il rayonnait de lucidité au point que, sous l’éclat de son regard, ses lunettes en verre fumé paraissaient maintenant deux petits phares éblouissants. Louis s’était senti progressivement alerté, étonné, éclairé, illuminé, ébranlé, et in fine, définitivement convaincu, bien qu’il n’eût pas totalement compris à quoi devait aboutir ce discours... Quoi qu’il en soit, il sentit qu’il ne fallait pas contrarier un homme de science aussi puissamment savant et, sans bien maîtriser le geste instinctif qui s’ébauchait en lui, sortit de ses poches une liasse d’environ cinq mille francs.

« Attention, précisa le Psy-Chef en tendant négligemment la main, il ne s’agit pas de me faire un cadeau ! Un cadeau (un cacadeau !) me placerait dans la position insoutenable du parent que le bébé tente de séduire par une offrande anale. En revanche, si vous avez la sensation viscérale que mon propos a pu à la fois éclairer et apaiser le syndrome qui est le vôtre, j’accepterai volontiers la rémunération (la rémuné-ration) que vous me proposez, d’adulte à adulte, selon les tarifs syndicaux en vigueur. »

Ce qui se fit.

Le Médecin/Psy/Chef remercia Louis avec une cordialité fonctionnelle, en se félicitant d’avoir eu avec son patient un dialogue aussi fécond au niveau de l’échange symbolique. Devant cette attitude qui lui parut si subitement décontractée et même débonnaire, Louis se sentit encouragé à exprimer une objection qui lui avait traversé l’esprit en écoutant l’exhortation du psychologue. « À l’aube déclinante du troisième millénaire, dit-il, ne trouvez-vous pas quelque peu archaïque de célébrer l’Écu ? J’en conviens, concéda le Psy-Chef, j’en conviens. Mais voyez-vous, il est des syllabes incontournables, et en vérité, en vérité, il n’existe sur notre continent qu’une seule et véritable monnaie unique…

- Ah oui, et laquelle s’il vous plaît ? s’enquit Lavardon.

- L’Eurocaca !

- Oh ! Vous êtes choquant ! »

Il partit alors d’un grand rire amical, qui résonnait encore aux oreilles de Louis lorsque celui-ci se retrouva dans la rue.

****

Désorienté, dégrisé, délesté, Louis se demanda ce qu’il allait faire des quelques milliers de francs qui lui restaient, pesants, dans ses poches. Et, toutes réflexions faites, décida de… persévérer.

Il reprit donc ses propos, arpenta les trottoirs, dépista les passants. Et donna.

Le hasard voulut, au bout de quelques heures, qu’il rencontrât un beau gaillard éminemment sympathique, un individu d’une quarantaine d’années aux dents jaunes et à la chevelure christique, qui se proclamait ex-hippie, ex-gourou, ex-chômeur, ex-bouddhiste et exclu. Comme cet homme mûr s’exprimait dans une langue châtiée quoique prolixe, Louis estima en conscience devoir le gratifier de trois billets (six cents francs, près d’une centaine d’euros !).

« - Ce n’est pas assez, dit avec aplomb le bel homme ; il m’en faudrait deux autres.

- Comment cela ? fit Louis.

- Eh bien, expliqua le gourou qui jadis avait médité sur les chemins de Katmandou, j’ai de quoi vivre avec trois billets, mais je n’ai pas de quoi donner. Votre attitude n’a de sens que si vous permettez aux autres de suivre votre exemple. Or, que peut offrir celui qui ne possède pas suffisamment ? Il faut donner de quoi donner ».

Louis fut tout à la fois stupéfait et ravi. Voilà précisément ce qui manquait à sa charité : donner de quoi donner. La nouvelle loi humanitaire !

Il remit aussitôt tout ce qui lui restait au sympathique gourou, ex-chômeur, et revint chez lui plein de cet étrange bonheur qu’apporte le don de soi, sûr –autant que pouvait l’être un fidèle époux de la fête qu’allait lui réserver sa tendre moitié infiniment compréhensive.

Le Songeur  (17-10-2025)


1 La C.O.B. était en ce temps-là un organisme chargé de veiller à ce que l’argent citoyen ne soit pas dilapidé en dons improductifs, mais investi dans la croissance anti-chômage qui avait fait merveille, on s’en souvient, dans l’Europe de la fin du deuxième millénaire.



(Jeudi du Songeur précédent (379) : « AUGUSTIN LESOT, EMPLOYÉ MODÈLE » )