379 AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Les Jeudis du Songeur (379)

AUGUSTIN LESOT, EMPLOYÉ MODÈLE

Après plus de trente ans de bons et loyaux services, Augustin Lesot croyait en son entreprise.

À ses yeux, ce n’était pas une « boîte », mais un chaleureux foyer, avec ses machines, ses rouages, ses entrepôts, ses contremaîtres. Un établissement à la fois provincial et privilégié, où il accomplissait sa noble tâche de manutentionnaire en chef.

Certes, son salaire ne progressait guère. Mais la considération dont il jouissait, après avoir troqué le bleu de travail pour le col blanc, l’emplissait de la joie simple de se savoir utile tout en gagnant sa vie. Et, cerise sur le gâteau, il cultivait à l’autre bout de la ville un modeste potager qui lui permettait de dire : « Comme cela, je sais ce je mange ».

Il serait erroné d’imaginer Augustin sous les traits d’un prolétaire façon 19ème siècle. C’était un homme ouvert aux réalités du monde. Comme travailleur, il connaissait bien les marchés d’outremer, puisqu’il produisait des équipements destinés à de grandes marques automobiles tournées vers l’exportation. Comme spectateur fidèle à son journal télévisé, il mesurait soir après soir, au vu des reportages sur la misère du monde, la chance exceptionnelle qui était la sienne d’avoir un poste au sein d’une petite firme tranquille, dût-il payer cette aubaine de quelques sacrifices. D’où sa modération lorsque ses camarades revendiquaient.

*

En l’an 2006, ce bonheur simple fut pourtant troublé par d’étranges phénomènes. D’abord, des rumeurs de « restructuration nécessaire » dont s’alarma la voix syndicale. Puis, des visites d’experts désintéressés insistant sur l’« adaptation du tissu industriel aux réalités économiques de l’époque ». Et bientôt, le rachat de l’entreprise par le fameux groupe Pichelinault, spécialisé dans l’édition, le béton, les parfums, les missiles et les yoghourts, sans parler du caoutchouc. Une bouffée d’air frais qui devait permettre, pendant au moins six mois, de sortir du marasme dû à une concurrence étrangère déloyale.

« Nous sommes enfin mondialisés ! », se dirent en respirant Augustin Lesot et certains de ses camarades. Cette respiration supposait un blocage évidemment provisoire de leurs revenus. Mais l’entreprise, pourvue de fondamentaux solides et d’un personnel « parfaitement qualifié dans le cadre d’un marché porteur », était assurée de réussir pour peu qu’elle améliorât sa compétitivité.

Cependant, les actualités faisaient parfois état d’une « faiblesse de la demande ». En 2007, des usines coupables « d’incompressibilité des coûts salariaux » délocalisaient. En 2008, au sein du groupe Pichelinault même, il était question de « plans sociaux » destinés à « sauver l’emploi », en licenciant des travailleurs. En 2009, il fut même envisagé par les dirigeants de renoncer à leurs bonus pour montrer l’exemple. De sorte qu’Augustin, bien au-delà du souci de sa propre existence, ne cessait de songer au courage dont avaient fait preuve les dirigeants du groupe en reprenant, à leurs risques et périls, la maison familiale où il s’affairait depuis tant d’années.

Hanté par l’urgence de « faire quelque chose », il décida soudain, un beau soir en fermant la télé, d’aller à la Direction des Ressources Humaines. Remplir la fiche de rendez-vous l’embarrassa un moment, en raison des diverses rubriques proposées : Conditions de travail, Santé, Problèmes familiaux, Traitement & Salaires. Il se contenta de cocher cette dernière case, se mit à espérer une réponse dans la quinzaine… mais voici que trois jours plus tard, le vendredi à 11 heures, il était convoqué par le DRH en personne !

*

Celui-ci l’accueillit avec de larges gestes de civilité, le fit asseoir dans un fauteuil en léger contrebas et, chaussant ses lunettes en verre fumé, prit la parole avec l’aisance de ceux à qui elle appartient :

« Cher Monsieur Lesot, dit-il, j’ai entendu votre demande. Venant d’un de nos hommes les plus modérés, au sein de cette bonne vieille maison qui est la nôtre, elle m’est allée doit au cœur. Et c’est pourquoi, en dépit d’un emploi du temps chargé, j’ai tenu à vous recevoir personnellement.

« Je commencerai, si vous le voulez bien, par un bref rappel de la situation présente, chose éminemment nécessaire à la clarté de notre dialogue social. Il ne vous a pas échappé que, globalement, notre groupe poursuit une expansion non négligeable, en dépit de quelques faiblesses structurelles auxquelles nous nous efforçons de remédier. Bref, nous sommes bénéficiaires ; mais nous pourrions ne pas l’être. Tout dépend de la conjoncture transnationale. Certes … »

— Mais, j’étais venu…, esquissa augustin.

— J’ai compris, j’ai compris, fit le DRH, lui clouant la bouche.

Il s’était mis à marcher de long en large, obligeant Augustin Lesot à balancer la tête de part et d’autre du bureau, tel un spectateur de Roland Garros filmé au ralenti. Si Augustin avait quelque peine à suivre la lettre même du discours directorial, il était profondément flatté de s’en sentir l’objet, au point qu’il avait par moments l’impression de symboliser aux yeux du DRH la foule immense des travailleurs dont on n’arrête pas le progrès. À la vérité, par delà le crâne dégarni d’Augustin, c’était à la Communauté Internationale elle-même que le responsable local du groupe Pichelinault paraissait s’adresser.

« Certes, poursuivait-il, les mesures que nous avons prises récemment – dans une perspective de rigueur monétaire jointe à la paix sociale – ne tarderont pas à porter leurs effets bénéfiques, j’en suis convaincu, et sans doute vous de même. »

Augustin acquiesça.

« Mais il va de soi que nous ne saurions nous satisfaire du bénéfice global de notre groupe, à l’heure où nous visons l’équilibre comptable de chacune de nos branches prise isolément. Il serait donc risqué d’accorder à certains salariés, fussent-ils les meilleurs, des primes salariales qu’il faudrait ipso facto généraliser aux autres, sous la pression généreuse certes, mais parfois aveugle, de l’exigence d’équité syndicale que nous partageons, vous et moi. Nous mettrions le doigt, vous le comprenez, dans un engrenage débouchant sur une dérive fatale des équilibres budgétaires dont dépend notre existence à long terme. En d’autres termes, la solidarité même qui vous lie à vos camarades nous empêche de vous accorder un avantage salarial qui leur serait refusé. Et je le dis la mort dans l’âme, car je sais combien l’entreprise vous est redevable de votre fidélité.

« Terrible paradoxe de notre époque, conclut-il, qui nous oblige à un double constat : à savoir que la qualité de votre main d’œuvre n’a pas de prix, mais qu’augmenter sa rémunération n’en a pas moins un coût. »

Et, l’œil brillant d’une émotion sociale qu’amplifiait la satisfaction rhétorique, le DRH précisa : « Cela signifie, hélas, cher Augustin, que nous ne pouvons pas vous accorder, pour le moment, l’augmentation que vous me demandez. »

— Mais justement, dit Augustin…

— Je vous ai compris, alors comprenez-moi de même, dit le DRH, empêchant l’employé mal à l’aise de s’expliquer davantage.

Il y eut un lourd silence. Non pas parce qu’était douloureuse la sentence à laquelle venait de se résoudre le DRH. Mais parce que, dans le cerveau d’Augustin, il s’était produit quelque retard du côté de la mécanique neuronale chargée d’extraire du langage patronal des effets de sens susceptibles d’éclairer sa lanterne.

Ayant enfin compris ce que les mots veulent dire, Augustin tenta une nouvelle fois de dissiper ce qui lui apparaissait comme un malentendu :

— C’est-à-dire, balbutia-t-il, que je n’étais pas venu pour…

Mais son balbutiement toucha aussitôt le DRH qui enchaîna :

« Comprenez-moi bien. Je sais la difficulté, au quotidien, de beaucoup d’entre vous pour joindre les deux bouts. Mais il nous faut, de part et d’autre, apprendre la patience et voir les choses dans leur ensemble. Car imaginez une seule minute (-il n’en faut guère davantage-) que nous lâchions inconsidérément cette manne financière à notre personnel méritant : nous mettrions aussitôt en cause la survie de notre unité, et donc, l’emploi d’une partie des salariés qu’il nous faudrait remercier ; nous serions peut-être même obligés de nous séparer amiablement de la plupart d’entre vous, au profit de camarades extrême-orientaux traités dans des conditions déplorables, ce qui serait le comble de l’inhumanité. Imaginons même que cette inévitable séparabilité nous prive de votre propre personne, eh bien, indépendamment du drame que cela serait pour vous, ce serait aussi une catastrophe pour nous, compte tenu de votre ancienneté dans la maison et de la culture d’entreprise dont vous êtes porteur. Est-ce cela que nous voulons ? Ne vaut-il pas mieux reporter à plus tard cette petite hausse que vous méritez cent fois, - je suis le premier à en convenir ? »

— Mais, s’efforça de reprendre avec courage Augustin, je ne suis pas venu réclamer une augmentation ! Je voudrais au contraire une baisse de mon salaire !

— Une baisse de vos émoluments ! s’exclama le DRH, au comble de la stupéfaction. Comment, vous voudriez… travailler moins ?

— Mais non, non. Je désire travailler comme j’ai toujours travaillé, et même en mettre un coup supplémentaire s’il le faut. Nous sommes tous menacés. Est-ce que notre entreprise peut survivre avec toutes ces charges salariales qui continuent de peser sur nos ventes ? Non, bien sûr. Alors, je dois faire tout mon possible pour sauver une… une collectivité qui… qui m’a donné du pain pendant trente ans. En obtenant cette réduction, je peux vous aider, je peux aider mes camarades à garder leur emploi, je peux apporter ma petite pierre à l‘effort de tous, je peux, enfin… Vous voyez bien…

Cette fois, le DRH éprouva le besoin de s’asseoir, se tut, puis ôta ses lunettes. Il se gratta le cuir chevelu, se pinça le nez en signe de concentration mentale, et dit : « Si je comprends bien, Monsieur Lesot… ». Puis il fit confirmer à Augustin sa demande de baisse de salaire « unilatérale et sans contrepartie ». Jugeant enfin les choses « claires et nettes », il ajouta : « Cela demande réflexion. »

Puis, après un nouveau silence, il avertit Augustin qu’il devait en référer aux autorités du groupe, tant était inhabituelle la situation.

Il décrocha son téléphone.

Augustin restait tendu, attentif sur son siège, le regard animé d’une flamme d’espérance. Comment comprendre ce qui se passait dans les échanges téléphoniques du DRH ? Comment savoir à qui celui-ci s’adressait ? Seul un expert eût décelé dans ces mots des indices prometteurs, tempérés d’interrogations stratégiques : était-ce bien légal ? que disait le Droit social ? qu’en penseraient les camarades syndiqués ? à l’échelon local ? à l’échelon national ? Et Bruxelles ? Et l’Europe, dans tout cela ? Et New York ?

Plus le DRH s’entretenait et discourait avec des dirigeants de haut niveau, plus Augustin se sentait misérable, honteux d’avoir dérangé l’ordre des choses par ses idées saugrenues, son initiative malheureuse, sa conduite intempestive…

Il n’avait plus qu’un désir – rentrer dans le rang, lorsque que le DRH reposa le combiné et lui annonça la sentence :

« Votre demande, hélas ! n’est pas recevable. Pour un tas de raisons.

« En premier lieu, cette petite baisse que vous réclamez – dans les meilleures intentions, j’en conviens – ne peut être opérationnelle en termes d’efficacité économique que si nous la généralisons à l’ensemble de vos camarades. Ce qui serait, en termes de solidarité et de justice, comme une sorte de renoncement aux acquis sociaux que l’humaniste, en moi, ne cesse de déplorer. Au reste, cela ternirait l’image éthique que notre groupe est parvenu à se donner à la suite, vous le savez, d’une stratégie de communication longuement élaborée.

« En second lieu, je doute que votre compassion à l’égard de notre firme et de ses dirigeants soit partagée par les cellules syndicales qui nous épient de toutes parts. Car nous entrerions dans une logique de dumping social ! Celle-ci serait aussitôt dénoncée par la filière textile asiatique, par le collectif des éboueurs sans papiers, par le syndicat des plombiers polonais, que sais-je encore ! De plus, si l’on envisage la chose en termes de problématique caritative, votre volonté de sacrifice salarial s’apparente à un cadeau qui ferait de notre hiérarchie un personnel d’assistés. Or, nous sommes contre l’assistanat : c’est par notre seul dynamisme, par notre désir de gagner que nous devons triompher dans la dure compétition où nous nous trouvons engagés, à l’échelon-monde.

Enfin, il faut bien voir, en termes macroéconomiques, qu’une baisse de votre pouvoir d’achat se traduirait ipso facto par un déficit de consommation. Or, vous le savez, sans consommation, pas de croissance, et sans croissance, pas de finances. D’où chute du chiffre d’affaires. D’où péril pour l’entreprise. De sorte que votre demande, in fine, si nous en acceptions le principe, finirait par se retourner contre nous ! »

Cette fois, soudain prophétique, Augustin Lesot osa répliquer :

— Mais le maintien de notre pouvoir d’achat empiète directement sur les droits des actionnaires ! Ceux-ci pourraient être tentés d’investir à l’étranger, et s’ils partent, nous coulons !

— Il est vrai, dit avec profondeur le Directeur des Ressources Humaines. Quelles que soient nos décisions, dans un marché complexe en proie à des logiques contraires, nous prenons toujours le risque de telles éventualités. Ce sont d’ailleurs ces aléas qui, rendent palpitant notre métier, et le vôtre par conséquent, décuplant cette passion qui nous anime, les uns et les autres.

Sur ce, jetant un œil à sa montre, le DRH promit brièvement à Augustin Lesot de l’aider à gérer son « projet de carrière ». Ce dont l’employé le remercia avec ferveur, sûr qu’il finirait par obtenir gain de cause.

*

La déception d’Augustin n’en fut pas moins cruelle, au point que le soir même, et pendant quelques jours, des bouffées de colère se mêlaient à son désespoir. Il alla jusqu’à imaginer de menacer la Direction, s’il n’obtenait pas sa diminution de salaire, de se mettre en grève… de la faim ! Mais il domina ses pulsions, sûr qu’un jour ou l’autre, sa bonne étoile lui ferait signe.

De fait, le lundi qui suivit, le DRH rappela Augustin pour lui annoncer qu’il avait la solution à son problème.

— Vous connaissez les Carpates ? lui demanda-t-il.

Augustin avoua que non.

— Là-bas, où la vie est moins chère, et les traitements aussi, nous envisageons d’installer une unité de production qui a besoin d’être boostée par des employés d’expérience. Vous y serez le bienvenu si vous acceptez de bouger. Et, gâteau sous la cerise, vous aurez largement droit à la baisse de rémunération à laquelle vous aspirez avec tant de dignité.

Augustin Lesot éprouva à ces mots une profonde gratitude. Non sans une certaine curiosité :

— Et comment s’appelle ce pays, demanda-t-il ?

— La Roumanie, répondit le DRH. C’est le nouvel Eldorado de l’automobile.

Alors l’employé modèle, tournant lentement les yeux vers le point cardinal d’où renaît sans cesse l’avenir du monde, pleura d’allégresse.

Le Songeur  (09-10-2025)



(Jeudi du Songeur précédent (378) : « ÉDUCATION NATIONALE ET NOUVEAUX DROITS DE L’HOMME » )