AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (34)

TU NE SAIS PAS CE QUE TU DIS

Je songe à ces paroles qui nous échappent, ou nous traversent, et dont la portée dépasse si bien ce que l’on croyait dire… qu’il n’est pas du tout innocent de les laisser jaillir.

Un pilote de course se tue au volant de sa « Formule 1 ». Il ne l’a pas volé, dis-tu. Tu penses sans doute qu’à force de frôler la mort — comme pour se jouer d’elle — on ne doit pas s’étonner qu’elle vous rattrape au tournant. Certes. Mais écoute bien ce que tu dis : n’irais-tu pas jusqu’à éprouver une étrange satisfaction en voyant l’un de tes semblables corrigé par le Sort, pour avoir poursuivi une vaine gloriole ? C’est bien fait pour lui ! Sais-tu ce que tu dis, en jouant au Justicier ? As-tu conscience de croire en une Justice immanente, lorsque tu proclames : Il l’a bien cherché ! Aurais-tu une revanche à prendre, sur l’audacieux qui te fait honte de ta pusillanimité ? Ton bon sens punitif assouvit-il une secrète pulsion de pouvoir ? Sais-tu ce que tu dis, en condamnant un être ? Et si l’on t’apprenait soudain, par exemple, que ce pilote a sciemment sacrifié sa vie en détournant son bolide, pour éviter un carnage parmi les spectateurs ? Ils n’avaient pas besoin d’être là, oseras-tu proférer ? Pèses-tu bien tes mots ? Ou le langage t’emporte-t-il ?

Il arrive aussi, positivement cette fois, que nos mots drainent des significations oubliées, des lumières méconnues. Tu ne crois pas si bien dire ! fait-on remarquer à celui qui a cette chance. Prenons un simple exemple. Un locuteur rapporte ainsi une scène d’effroi : C’était horrible, j’en avais les cheveux qui se dressaient sur ma tête ! Il ignore qu’il retrouve, ce disant, la puissance de signification du mot horreur, issu de ses racines. Horrere, en latin, signifie : se hérisser, se dresser sur la tête. L’horror, c’est un effroi tel qu’il fait dresser les cheveux. Horripilare, c’est à la lettre causer le hérissement de nos poils : tu m’horripiles ! Le génial Racine le savait si bien qu’il fait dire à Phèdre (laquelle se dépeint comme un objet d’horreur) : Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux (v. 1268). Nos paroles se chargent, plus souvent qu’on ne croit, d’un poids étymologique ou culturel qui dépasse infiniment les circonstances précises de nos actes de langage. Nous bénéficions alors de leur richesse comme, d’autres fois, nous pâtissons de leur usure. Sans fin, nous sommes aidés et limités par les structures du langage. Le « génie » de la langue, fruit de l’expérience ancestrale et de la culture qui en résulte, à la fois nous ouvre au monde et nous enferme dans cette vision qu’il a formée en nous.

Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu ne crois pas si bien dire. Dès que l’on parle, on « est parlé »… Il peut s’agir des irruptions de l’Inconscient (personnel ou collectif) qui se fraient leur obscur chemin dans nos énoncés les plus candides. Ou encore, au pire, de ces tournures à la mode ou lieux communs de l’époque qui « anonymisent » nos opinions (j’en ai fait tout un livre !*). Ou bien, dans le meilleur des cas, de la pensée millénaire héritée de notre civilisation, cet héritage culturel qui constitue largement notre conscience, et sur lequel doit aussi s’exercer notre esprit critique, dans la mesure où il est « discours d’autrui en soi », et donc source d’idées préconçues.

Jouet du langage qui s’empare de toi, si tu ne sais pas ce que tu dis, sache au moins que tu as tout de même le droit de ne pas « vouloir dire ». Et d’accéder à la sagesse du silence. Laisse-les parler : écoute moi ça ! Tu n’es pas seul dans ton silence !

La parole est un bien commun qu’il faut savoir partager. Le silence, un bien commun qu’il faut respecter. L’honnête homme est celui qui, pour mieux penser, n’abuse pas des mots. C’est ainsi qu’une héroïne de Corneille déclare à un beau parleur (L’Illusion comique, v. 802) :

Que vous auriez d’esprit, si vous saviez vous taire !

Le pire, c’est que nos silences aussi peuvent être lourds de significations involontaires...

Le Songeur  (13-11-14)


* Les Médias pensent comme moi ! Fragments du discours anonyme (L’Harmattan, 1997)


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