AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (258)

MON VOISIN FANTÔME

Mon voisin du dessus est passablement timbré. J’ai rompu toute relation avec lui le jour où il s’est pris pour moi, enfonçant sa clef dans ma porte en m’accusant d’avoir squatté sa chambre. Depuis, il ne semble plus qu’une ombre dont on ne perçoit l’existence qu’au moment où il disparaît, tôt le matin ou tard le soir.

Or, curieusement, je viens de trouver dans l’escalier un Journal intime qui semble bien être le sien. Il est fort plausible qu’il l’ait déposé à mon intention, pour renouer. Mais les difficultés relationnelles dont il souffre appellent avant tout la méfiance. Que la quête de son identité soit une réalité, c’est une chose, qu’il ose la dérober au premier venu qui habite le même immeuble, c’en est une autre. J’en appelle à votre jugement. Voici cinq ou six passages que j’extrais de son mois de janvier 2021, concernant des faits improbables mais circonstanciés, sur l’impensé desquels je m’interroge sérieusement. Merci de me rassurer…

« 4 janvier 2021, 19 heures. Notre postière est vraiment quelqu’un de bien. Je devrais l’épouser. En parler à ma femme.

13 janvier, 23h15. Demain matin, ne pas oublier de me réveiller. Puis programme habituel : penser un bon quart d’heure à la Mort, si j’en ai encore le temps.

15 janvier, 18 heures 31. Ai forgé un nouvel aphorisme dont je ne suis pas mécontent :

« Chacun doit saisir la part d’irréel qui se trouve à portée de sa main. »

18 janvier, 5 heures du matin et 30 secondes. Prière à Dieu : « Seigneur, si Tu existes, montre-moi l’exemple : essaie d’y croire Toi-même ! »

21 janvier. Mort de Louis XVI. À chaque fois, j’éprouve quelques démangeaisons au cou.

22 janvier, 12 heures.La factrice vient de passer. Je n’ai rien au courrier. J’ai eu le tort de l’appeler « factrice », et m’en suis aussitôt excusé. « En vérité, lui ai-je dit, vous êtes une femme de lettres ». Elle a rougi. J’avais vu cette définition dans des mots croisés. Ce qu’elle ignorait, c’est qu’au fur et à mesure que je prononçais ces mots, je les visualisais autrement, à cause de Jean-Paul Sartre : tout en disant « femme de lettres », je pensais « Femme de l’être », sous entendu « et du néant ». Pourtant, bien que cette personne soit bien vivante, bien dans le Réel, cette expression correspond tout à fait à l’impression qu’elle donne.

23 janvier, 11h15. J’apprends la mort d’un Ami qui pourrait être Arthur, celui qui se faisait appeler Antoine depuis qu’il était tombé amoureux de Cléopâtre, un soir, à la Sorbonne. Il paraît qu’il m’a écrit récemment, il y a deux semaines. Le problème, c’est que je n’ai pas reçu sa lettre. Dois-je lui répondre ? Il me semble que je n’ai jamais eu son adresse. D’ailleurs, est-ce bien lui, et, si c’est le cas, s’agit-il vraiment de son vrai prénom ? Que sait-on de ce qu’on croit savoir ?

31 janvier, 22 heures 05. C’est fait, j’ai répondu au sieur « Arthur » ! Voici le brouillon que je m’apprête à recopier au propre, avant de ne pas l’envoyer :

« Cher Ami,

Si je ne me souviens plus tout à fait de ton prénom, ce n’est pas une raison pour que je ne fasse pas écho à la lettre que tu m’as probablement adressée ces jours-ci. Oh, comme je te sais gré d’avoir eu cette pensée de m’écrire avant que la faucheuse ne t’ôte le stylo des mains !

Je dois t’avouer que la première chose qui m’a frappée, dans ta lettre, c’est l’importance des « non dits », qui confirme sans doute ta difficulté de toujours à exprimer franchement le fond de ta pensée, fût-ce sur le mode posthume.

J’en suis même à me demander si, parmi ces non dits, tu n’es pas traversé par ce qui serait un terrible doute sur la réalité même de ton existence. Et puisqu’il faut toujours, entre amis, mettre les points sur les « i », je t’avoue que je partage aussi ton incertitude au sujet de l’existence de ma propre personne. Crois-tu en « moi » ? Suis-je plausible ? N’est-il pas vrai que tu as depuis longtemps un certain doute sur la probabilité de mon existence concrète dans la vie réelle ? As-tu mené à bien ton enquête sur mon cas ? C’est trop souvent un grave préjugé, qui aurait pu nous toucher l’un et l’autre, que de laisser entendre qu’on est encore vivant sous prétexte qu’on n’est pas encore mort.

Or, visiblement, bien que je ne la retrouve pas, ta missive a dû être écrite avant ton propre décès, lequel m’afflige évidemment. Cela dit, j’ai beau fouiller mes tiroirs et mes souvenirs, je ne trouve aucune trace, ni matérielle, ni mnémonique, de ce texte énigmatique que tu m’as sans doute posté à mon ancienne adresse ?

Je vais poursuivre mes recherches.

Simplement, ne m’en veux pas trop si mon témoignage d’amitié « hic et nunc » risque d’être un peu court. J’y reviendrai dès que j’aurai effectivement retrouvé la lettre de tes vœux, et je t’assure en attendant de mon indéfectible amitié, si tant est que j’existe, et que tu aies pu être aussi vivant que moi, avant qu’on ne m’ait appris ton départ supposé et bientôt avéré.

Je t’embrasse brièvement, mais avec ferveur.

Croyons en nous-mêmes,

Francis dit Bernard. »

Je suis vraiment heureux d’avoir pu mettre au point ce courrier avant de commettre l’impair de le lui adresser. D’autant plus que je suis convaincu d’avoir égaré son adresse.

31 janvier, 22 heures 55. Une chose est sûre, c’est que si j’avais la postière pour épouse, j’aurais facilement retrouvé l’adresse de mon ami, ce qui eût confirmé la réalité effective ou fictive de cette lettre de vœux qu’il m’aurait envoyée, ainsi que de son existence, avant son éventuel décès.

On ne pense jamais à tout.

Le Songeur  (11-03-2021)



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