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Les Jeudis du Songeur (174)

FAUT-IL - QUAND MÊME - CROIRE AU PROGRÈS ?

Lors d’un récent débat sur les Lumières*, j’ai soudain eu conscience d’être porteur d’une insoutenable contradiction. D’une part, en professeur humaniste, je défendais hardiment les progrès des Lumières contre les obscurantismes antérieurs (et même contemporains). D’autre part, en essayiste radical, je n’ai cessé de dénoncer le mythe du progrès en ce qu’il légitime les démesures actuelles de nos sociétés de croissance / consommation.

Songeant que ma contradiction n’était peut-être pas seulement le fait d’une schizophrénie personnelle, mais qu’elle pouvait toucher aussi les Amis du Songeur de complexion bien tempérée, j’ai cru utile de verser ici les deux arguments de mon désaccord avec moi-même.

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Première pièce. Concernant les Lumières, voici trois points qui les caractérisent, auxquels j’adhère, et tels que je les résume dans le Dictionnaire portatif du Bachelier :

1/ La suprématie de la raison. « La raison est à l’égard du philosophe, dit Dumarsais, ce que la grâce est à l’égard du chrétien. » Cette raison n’est donc pas la simple raison « raisonnable » des moralistes classiques. Elle est aussi la raison critique, la raison scientifique, rationnelle, qui s’appuie sur les faits pour en tirer des lois objectives.

2/ La foi dans le progrès : les progrès scientifiques (fruits de la raison et de l’expérimentation) convainquent le philosophe que le progrès peut s’étendre à toutes les autres dimensions de la vie humaine : artistique, culturelle, morale, sociale et politique. Cette foi dans le progrès, qui est une foi dans l’avenir, s’accompagne d’une critique systématique de la tradition. Chacun est libre d’appliquer sa raison aux « vérités » établies par l’autorité des Anciens. Ce principe de libre examen joue surtout dans le domaine religieux, où il s’oppose au dogmatisme, au fanatisme, et en particulier, au pouvoir de l’Église. La mise en cause de l’ordre traditionnel implique que l’on puisse progresser aussi dans le domaine des institutions politiques, justifiant en cela les aspirations révolutionnaires.

3/ Un nouvel humanisme. L’homme ne se réduit pas à sa simple nature individuelle. L’épanouissement humain n’est plus une affaire de salut personnel. Pour le philosophe du XVIIIe siècle, l’homme, ce sont les hommes. C’est-à-dire, d’une part la société à laquelle il participe, qu’il cherche à aimer et à servir pour en faire un lieu de justice, de tolérance et de fraternité : « La société civile est pour ainsi dire une divinité pour lui sur la terre » (Dumarsais) ; d’autre part, le monde entier auquel il appartient : le philosophe se sait membre de l’Humanité en marche. Il adhère le plus souvent au cosmopolitisme. Il connaît la relativité des mœurs et des lois sur la terre, et donc, est convaincu que les mœurs et les lois peuvent être partout améliorées. Les valeurs humaines fondamentales (celles des Droits de l’Homme), dégagées de l’héritage chrétien, fondent un humanisme nouveau, laïque, centré sur les réalités terrestres, visant la libération de l’Humanité et la construction de l’Homme.

Ces généralités sont évidemment à nuancer selon les auteurs, entre lesquels les différences sont importantes. Rousseau par exemple, qui ne croyait guère au progrès de la civilisation, a sans doute les positions les plus radicales dans le domaine politique. Les attitudes sont de même très diverses sur le plan religieux : alors que Montesquieu demeure chrétien, Voltaire et Rousseau adhèrent au déisme, tandis que Diderot milite pour l’athéisme. Plusieurs mêmes estiment n’user des lumières qu’en suivant la "lumière naturelle" inscrite en l'homme par Dieu.

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Seconde pièce. Concernant ma critique de l’actuel « progrès », voici quelques traits basiques de l’idéologie ambiante que je continue de juger détestables :

Il y a d’abord le sophisme de l’inéluctable, qui consiste à dire que, quel que soit le bien-fondé de vos critiques à l’égard d’une réalité discutable, d’un phénomène de société nouveau, d’une politique contestable, vous ne pourrez pas l’empêcher. C’est inéluctable. Parce que c’est la modernité. Parce que la logique économique veut que. Parce que l’époque l’a décrété. Parce que de toute façon « les OGM, on y viendra ». Parce que l’être humain. Parce que l’Histoire veut que.

Cet argument pseudo-historique s’appuie sur un mythe dominant, à savoir : toute évolution est nécessairement un progrès. Non seulement on n’arrête pas le progrès, mais ce qu’on ne saurait arrêter est forcément un progrès, qu’il s’agisse des coupures de films par la publicité, de l’électricité nucléaire ou de la privatisation des entreprises publiques. La moindre critique de la modernité est aujourd’hui récusée comme nostalgie passéiste. La célébration du nouveau ne cesse de fossoyer l’ancien, de sorte qu’on vous enferme systématiquement dans des alternatives absolues de type : le nucléaire ou la bougie, l’ultralibéralisme ou l’ordre stalinien. L’homme moderne se voit ainsi intimé un constant devoir de rattrapage, qui le soumet à cette évolution-progrès-qu’on-n’arrête-pas. La question étant de savoir si ce qu’on n’arrête pas peut être source de liberté.

En particulier, l’idéologie d’aujourd’hui veut que toute innovation technoscientifique (ou économico commerciale s’il s’agit de produits) soit fatalement un progrès humain. Et donc, un bienfait social. La caution scientifico-technique d’une innovation (qu’il s’agisse d’automobiles, de produits de beauté ou d’agriculture industrielle) ferait de la moindre invention parcellaire la garantie d’un suprême « bond en avant ». Et voilà que se crée « un système technicien » (dénoncé par J. Ellul), dont on voit bien qu’il ne manque pas d’engendrer certains « dys-fonctionnements », mais qui continue envers et contre tout d’accréditer l’idée que des inventions techniques suffiront à résoudre les problèmes humains que posent les inventions techniques… En récusant d’avance les objections politiques ou éthiques les plus légitimes (celles qu’on lui fait en jugeant de l’émancipation effective des hommes), il nie par ce dogme même sa prétention à la raison.

Le résultat, c’est qu’en se disant « avancées », nos sociétés exigent qu’on les accepte comme telles : il faut positiver. Ce qui est la négation de toute pensée critique.

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Ainsi donc, je me trouve chaque jour à persister obstinément dans ces deux voies :

— Avoir foi dans le progrès de l’esprit et des mœurs que les Lumières célèbrent ;

— Dénoncer les méfaits d’un mythe du Progrès devenu dogme, dont se réclament d’ailleurs le scientisme (la rationalité doit tout régir) aussi bien que le transhumanisme (l’espèce humaine est maintenant capable de se recréer elle-même).

Le lecteur remarquera toutefois qu’en décrivant ces positions comme contraires, j’ai cependant suggéré qu’elles ne sont pas incohérentes, en ce que le bon usage de l’idée de progrès implique la condamnation de son abus.

Ainsi, ce que je reproche au mythe du Progrès, c’est la dérive fanatique qu’il a fait prendre à la « foi dans le progrès ». Ce mythe oublie en chemin deux valeurs inhérentes aux Lumières : 1/ L’examen critique des vérités mêmes qu’elles se proposent d’élaborer ; 2/ La tolérance à l’égard des positions d’autrui, celles qui, justement, veulent raison garder à l’égard de l’absolutisme de la Raison.

Or, ceux qui aujourd’hui rejettent en bloc les « Lumières », comme responsables du mythe du progrès qui en est la dérive, oublient précisément qu’ils ne peuvent le faire qu’à l’aide de l’esprit critique forgé en eux par ces Lumières.

Il faut en effet juger les « Lumières » dans leur globalité, sachant que les divers traits qui les constituent se corrigent mutuellement. On ne peut leur imputer l’intolérance du scientisme, sachant que leur combat basique a été la lutte contre tous les fanatismes. Ni les délires du transhumanisme, sachant que l’homme des Lumières pose que le savoir lui-même a ses limites. Montesquieu écrit par exemple : « le mieux est le mortel ennemi du bien ». Et Dumarsais, qui traite des lumières de l’esprit, célèbre leur modération : « [le philosophe] prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblable ce qui n'est que vraisemblable. Il fait plus, […] : lorsqu'il n'a point de motif pour juger, il sait demeurer indéterminé. »

La « foi dans le progrès » a été largement préparée, dès la Renaissance par divers clercs, souvent chrétiens d’ailleurs. Descartes en est un pivot, mais Pascal aussi. Pour nombre d’humanistes, elle est l’expression des « lumières naturelles » dont Dieu pourvoit l’homme. Quand Dumarsais compare la « raison » du philosophe à la « grâce » du chrétien, il ne les oppose pas : chacune a sa dimension dans l'accomplissement humain. Et si Diderot se veut athée, tout en appelant sans cesse l’homme à la vertu morale, il dit seulement : « Que les hommes pensent de Dieu ce qu'ils voudront, pourvu qu'ils laissent en paix ceux qui pensent autrement qu'eux. »

L’humanisme des Lumières demeure globalement un humanisme de la vertu. Il ne déifie pas l’être humain. Il ne récuse pas le Connais-toi toi-même grec, centré sur la valeur et les limites de l’homme : il l’élargit simplement à l’échelle de l’humanité. Cet humanisme, s’il est anticlérical par refus du fanatisme, n’est pas antichrétien en ce qu’il prône la tolérance. Et même, il fait bon ménage avec la mission que le Dieu de la Bible assigne à l’homme : peupler la terre, féconder le monde, l’accomplir (cf. la Parabole des talents, mais aussi Voltaire qui appelle à « cultiver notre jardin »). En somme, la foi dans le progrès reste habitée d’une dimension où les lumières « spirituelles » ont pris le nom de valeurs « laïques » : la tolérance, la justice, la fraternité, la liberté – ce qui implique une clairvoyance et une modération fort éloignées du mythe du Progrès censé légitimer les démesures du monde actuel.

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Aussi me semble-t-il qu’on peut encore parler de « foi » dans le progrès. Mais à condition de se souvenir qu’une foi est toujours un pari. Sinon, ce ne serait qu’un savoir absolutisé en mythe.

Car avoir foi, c’est aussi avoir doute. C’est croire que le progrès est toujours possible, sans pour autant jurer de son avènement incontournable.

La vraie foi dans le progrès humain implique qu’on sache que l’homme puisse aussi, humainement et aveuglément, prendre le chemin de sa décadence.

Corollairement, ceux qui doutent du progrès et qui le font savoir, ont tout de même dans la tête l’idée que leurs propos, en éclairant leurs publics, aideront autour d’eux au progrès de l’esprit…

D’où ces quelques précautions que je propose, lorsqu’on parle de « progrès » :

1/ Ne jamais mettre de majuscule à ce mot, car le progrès n’est pas Dieu.

2/ Ne jamais faire d’« un » progrès donné, dans un domaine précis, la certitude annoncée d’un progrès humain.

3/ Il y a évidemment des « progrès » objectifs, et partiels, dans telle science (la médecine), dans telle activité (l’informatique, l’agriculture, l’architecture), dans tel secteur de la vie sociale ou politique (les lois et les droits, l’éducation, la justice, la démocratie, etc.), bref dans tout ce qui tend à humaniser les existences et promouvoir les « valeurs ». Mais il est en même temps extrêmement complexe de mesurer en quoi et jusqu’à quel point ces progrès sont bénéfiques, de sorte que, très tôt, la notion d’effets pervers est venue corriger les optimismes trop hâtifs.

4/ Il en résulte qu’on ne peut plus parler d’un « progrès » lorsque les effets nocifs de sa généralisation deviennent supérieurs à ses bienfaits supposés (cf. la déclinaison des énoncés de type : « Trop de voitures tuent la voiture », « Trop de démocratie tue la démocratie », « Trop d’agglomérations tuent la ville », et finalement, « Trop de progrès tuent le progrès » !).

5/ En particulier, quoi que prétende notre époque, l’évaluation des choses ne peut jamais se réduire à des données quantifiables. C’est même déjà une régression de l’esprit que de croire pouvoir mesurer par des chiffres ce qu’il en est du bonheur d’exister, de la vie de l’esprit, de la culture, de l’art, et autres dimensions fondamentales de la condition humaine…

C’est alors que l’élan intérieur qui me fait croire au progrès prend la forme d’une espérance modérée à cultiver chaque jour : oser souhaiter, au plus profond de soi, que l’humanité ne finisse pas par régresser.

Bref : croire en l’homme malgré l’homme.

Le Songeur  (07-06-2018)


* Voir La Décroissance, Journal de la joie de vivre, nos de mai et de juin 2018. À lire pour s’instruire de points de vue d’autant plus intéressants qu’ils contestent les miens.



(Jeudi du Songeur suivant (175) : « POURQUOI JE SUIS FÉMINISTE » )

(Jeudi du Songeur précédent (173) : « RIMES À RIEN NON SANS RAISON » )