AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Les Jeudis du Songeur (109)

ÉLOGE DE L’ENNUI

Fin 2016, il existe encore des adultes assez infantiles pour déplorer « l’ennui » que susciterait l’école. « Longtemps, je me suis ennuyée à l’école » écrit une jeune journaliste qui, semble-t-il, s’est tellement ennuyée en lisant Proust, au lycée je suppose, qu’elle en est venue à le citer pour nous éblouir de cette éminente référence.

C’est en 1968 qu’a triomphé l’offensive moderne contre l’ennui scolaire. Tous les couplets aboutissaient au même refrain : il fallait « faire entrer la vie » à l’école, comme si cette irruption céleste allait ipso facto transformer l’Instruction publique en une partie de plaisir ininterrompue. Il fallait que l’école devînt festive. Elle apprendrait ainsi aux enfants à affronter en fumant le tragique du monde, à se forger en rigolant un esprit rigoureux, à mémoriser en dormant le patrimoine historique, à admirer par mimétisme, à penser sans comprendre, à partager sans se priver, à grandir sans sortir du cocon, bref, à vivre sans s’ennuyer au paradis éternel des désirs satisfaits.

Une nouvelle condition humaine allait pouvoir être générée dès l’école : plus de labeur, plus de punitions, plus de frustrations, plus d’ennui ! La vraie vie, quoi…

*

Au risque de ne pas plaire en instruisant, je ferai donc l’éloge de l’ennui, exercice fort prisé dans la rhétorique traditionnelle, dont voici quelques points :

1/ D’abord une précaution : je parlerai de l’Ennui au singulier. Le Majuscule, le Nécessaire, l’Admirable Ennui. Rien à voir avec « les ennuis », ce pluriel qui modifie le sens de ce mot, au point de l’inverser. Car les « ennuis » sont le plus souvent des façons détournées de se distraire et d’échapper à l’Ennui, comme le montre Pascal dans son analyse du « divertissement ».

2/ Le véritable Ennui, c’est tout autre chose : c’est l’extraordinaire opportunité qui nous est donnée de mesurer le temps, minute après minute, seconde après seconde, en l’étirant sans arrêt. L’expression « mortel ennui » est ainsi l’une des plus insensées qui soient, puisqu’au contraire, on y fait l’expérience d’un moment de vie qui semble ne plus finir, comme c’est le cas à l’école de certaines heures de cours. À l’opposé de cet ennui exaltant, nous déplorerons toutes les conduites suicidaires, pseudo festives, de ceux qui fuient l’ennui, et que résume le fameux slogan soixante-huitard : « Vivre vite et mourir jeune ».

3/ En vérité, ce que l’Ennui ouvre prioritairement à la condition humaine, c’est la voie royale de l’immortalité méditative. En termes plus simples : il donne à penser. Dès qu’on s’ennuie, on se pose la question : pourquoi ? Pourquoi j’existe, pourquoi je m’ennuie, pourquoi ça m’embête de m’ennuyer ? Pourquoi y a-t-il, en « moi », un « je » qui ennuie le « m’ », comme l’indique explicitement la forme pronominale « je m’ennuie ». C’est tout de même essentiel de consacrer des heures et des heures à approfondir cette donnée majeure de notre être ! Non ?

4/ Corollairement, comment ne pas dénoncer le Malheur chronique, dans nos sociétés de consommation, de tous ces pauvres humains qu’on ne songe qu’à distraire ! Voyez tous ces enfants de classes dites aisées qui sont privés d’ennui ! Qui n’ont plus une minute à consacrer à eux-mêmes, voués qu’ils sont à d’innombrables activités ludiques : la télé, les variétés, l’ordi, le cinoche, la chanson ou les jeux, le sport ou le catéchisme, la musique ou le dessin, les copains ou les « hobbies », etc. Pas un moment pour s’ennuyer ferme ! Jamais le loisir de s’ennuyer à cent sous de l’heure ! Car enfin, la possibilité de « s’ennuyer à cent sous de l’heure », ce serait déjà le Revenu pour tous à la portée de chacun !

5/ Allons plus loin : l’ennui n’est pas seulement moteur de la pensée, il l’est aussi du Désir. Voyez ces tristes adolescents, drogués de distractions, qui ne savent plus ce dont ils ont envie. Qui ne savent plus comment avoir envie. Qui osent même, dans leur malheur conforme, se lamenter en suppliant : « Donnez-moi l’envie d’envies ! » Mais voyons, le vrai Désir, il est au fond de soi ! Il suffit de faire la pause. Il suffit d’apprendre à bien s’ennuyer. Peu à peu, on verra émerger, du fond de l’Ennui, des intuitions, des appels, des rêves. Non plus des impatiences, mais des germes de passion en voie de mûrissement. À sentir, à écouter, à cultiver. L’Ennui est à la source de la genèse de Soi. Qui ne sait s’ennuyer ne saura jamais sortir par lui-même de l’ennui.

6/ Moteur de la pensée et source du désir, le véritable Ennui finit donc par porter à l’action. Non pas dans le sens négatif d’un Proudhon déclarant : « Je travaille pour ne pas mourir d’ennui » (mieux vaut travailler son ennui que de se tuer à travailler). Non pas davantage au sens courant où l’on cherche à « Tromper l’ennui », ce n’est là qu’une illusion trompeuse : l’Ennui qu’on croit tromper revient toujours vous harceler jusqu’à ce qu’on ait trouvé son Sens dans l’existence. Tel est la vocation de l’Ennui : conduire l’être humain à rechercher le Sens, puis à y engager son existence.

Aussi serait-il criminel de priver ceux que l’on aime de l’expérience de l’Ennui. On notera d’ailleurs que ceux qui les ennuient sciemment sont beaucoup plus supportables que ceux qui sont chiants sans le savoir. Arrêtons donc de vouloir désennuyer l’enfant en l’accablant de distractions !

*

Dieu merci, quant à moi, j’ai su parfaitement ennuyer mes élèves. Mieux que tout autre, je m’employais à faire durer la chose. Certains d’entre eux, qui m’ont eu plusieurs années de suite, pourraient vous le confirmer.

Pour parfaire leur expérience, et donc l’éterniser, j’ai d’ailleurs joué d’un autre atout : les inciter à lire mes ouvrages. Il n’est rien de tel, pour un professeur consciencieux, que de publier ses cours pour continuer d’alimenter l’ennui méditatif de ses étudiants, et en prolonger la fécondité.

Et le pire – le croirez-vous ? – c’est que certains m’en sont reconnaissants…

Le Songeur  (10-11-2016)



(Jeudi du Songeur suivant (110) : « ABRACADABRANTESQUE :
       Se dit d’une vaste fraude politique à laquelle ne
             parvient pas à croire son propre organisateur…
 »
 )

(Jeudi du Songeur précédent (108) : « VERS LE PIC DU BROUILLARD » )