AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (87)

« NOÉMIE », suite

[« Noémie », s'éloignant, a paru se fondre dans le soir… Et si son destin ne s'arrêtait pas là ?]


J’ai fermé un instant les yeux. Comment laisser la douleur de cette jeune fille se perdre dans la nuit ?

Mais la-voici qui ressurgit à ma vue, sous la clarté d’un réverbère, le pas égaré, parmi les ombres croisées des voyageurs qui se dispersent.

Je n’en reviens pas. Cette fois, impossible de ne rien lui dire.

« Noémie ! »

J’ai crié… sans pourtant élever la voix, de peur d'être craint.

Pris d'un remords coupable, témoin des larmes que j'avais vues couler, de sa poitrine étreinte, de ses sanglots contenus, je ne pouvais l’abandonner dans son chagrin. J’avais retenti à ses pleurs étouffés, à son abîme de solitude, et elle ne le savait pas ! Elle ne m’avait pas vu. Car rien n’existait plus pour son âme en peine. Je la sentais vouée aux misérables diversions de la vie, pour tromper son désespoir. Vainement, stupidement.

Elle a stoppé net. Elle se retourne, hagarde, surprise d’être rappelée dans le monde habité. Je n’espérais pas qu’elle m’entende. Elle vient vers moi, incrédule. Se peut-il que quelqu’un la sorte de sa détresse ?

« Qui cherchez-vous ? dit-elle, me regardant comme si elle ne me voyait pas. Je ne suis pas Noémie. »

Je voulais lui parler… et voilà que je me découvre sans voix !

Elle ajoute, en repartant comme à regret : « Je… je ne sais plus qui je suis. Je voudrais oublier, je... »

« Excusez-moi », dis-je.

J’hésite, je reprends mes pas, pensif, mécontent de mon demi-courage, frustré de n’avoir su comment lui témoigner mon soutien amical de vieil homme qui avance encore dans la vie...

Mais tandis que je m’éloigne doucement, je perçois quelques pas rapides qui se rapprochent de moi.

Soudain, l’imprévu me submerge. Le temps d’un demi-tour, Noémie est là qui se précipite et se presse sur ma poitrine, en se recroquevillant légèrement, telle une enfant blessée dans les bras d’un papa !

Elle étouffe un sanglot contre moi. Une ondée protectrice me traverse.

Embarrassé, je m’entends murmurer :

« Vous vous appelez ?... »

« Clara… Je suis malheureuse. Si malheureuse ! »

Elle se tait, n’osant lever la tête, écrasant sa suffocation contre mon épaule, un peu haute pour elle.

Suis-je grand frère ? Père ? Grand-père ? Ou quoi d’autre encore ? Je ne sais trop. La rue autour de nous s’est muée en désert. Et me voilà avec cette collégienne dans les bras, une adolescente dont j’ignore tout sinon le désespoir !

Je racle ma gorge d'un «hum!» circonstancié, comme pour nous faire revenir chacun à nous-mêmes, à ce que nous sommes, des inconnus qu’une étrange émotion réunit, qui vibre et se prolonge bizarrement dans le silence.

Clara avait donc perçu ma compassion, mais je ne m'attendais pas à ce mouvement, à cette étreinte qui l’a sans doute surprise elle-même. Je suis ébahi, je me trouve à mon tour démuni par cet accord, ce moment de tendre consolation, d’affection quasi filiale. Pourtant, mon appel spontané, forçant ma réserve, a vraiment abouti à ce que j'avais souhaité : manifester à cette jeune fille qui souffrait combien je la comprenais, pour – ne serait-ce qu’une seconde – suspendre son chagrin, calmer sa détresse.

« Encore un peu ! » dit-elle.

La première seconde a été celle de la joie, joie de l’avoir aidée, soulagée. Mais les instants qui suivent, peu à peu, me troublent. Comme s’il y avait une sorte d’inconvenance à les prolonger. Est-elle plus à l’aise que moi dans cette situation cocasse et bien inattendue ?

Des yeux encore baignés de larmes se lèvent vers moi, d’où émerge une clarté nouvelle, qui me fixe et m’interroge. Comme pour traduire sa… reconnaissance. Une reconnaissance qui m’étonne, m’attendrit, et me flatte également. Et qui m’annonce pourtant qu’elle va bientôt se libérer de moi, insensiblement.

« Ça va mieux ? » dis-je, ne trouvant rien de plus bref à émettre, et aussi pour me dégager de cette situation, dont le prolongement amènerait quelque panique au fond de moi. Car enfin, même à mon âge, peut-on se permettre de trop comprendre une attachante demoiselle sortie de nulle part ?

« Je suis désolée, dit-elle, comme pour faire écho à mes scrupules. Je suis venue vers vous parce que… Parce que j’étais morte de chagrin… et vous avez été là. Merci Monsieur ! ». Puis elle détourne la tête, s’écarte un peu.

Elle va se détacher de moi, avec une discrétion si aimable que je regrette (presque) de la sentir prête à déjà me quitter. Cependant, ses yeux sont restés suppliants. Elle semble attendre encore quelque chose de moi. Tout simplement des mots qui l’autorisent à s’en aller et à poursuivre son chemin, dont je ne saurai rien.

Je ne sais plus trop ce que j’ai dit alors. Ni adieu, ni au revoir. Sans doute un vague « Ça va aller ! » aussi persuasif que possible, accompagné d’un sourire d’avenir.

Et j’ai repris ma marche, moi aussi. Non sans fierté. Car, je m’en souvenais tout à coup, j’avais été parfois témoin, dans mon passé de formateur, des souffrances de jeunes élèves confrontés aux heurts que l’existence nous impose. J’enseignais l’informatique. Il n’était pas rare qu’une jeune fille, la dernière d’un groupe d’élèves qui entraient, aille s’installer au fond de la classe pour mieux cacher ses larmes, et ne pas troubler le grand silence du cours par un sanglot intempestif.

Je ne l’ignorais pas. Simplement, mon rôle m'interdisait tout épanchement, toute marque de considération. J’étais distributeur de connaissances techniques, au service d’un auditoire qui en ferait bientôt sa profession, un point c’est tout. Je n’avais pas même conscience de réfréner quelque instinct consolateur du mal être d’autrui. L’affect n’était pas de mise. Impossible d'être soi-même face à un public qui vous statufie en « prof ». Là où sévit l’informatique, exit la psychologie.

Ainsi, de toute ma carrière, rien n'avait transpiré de mes ressentis d'homme. Je les avais refoulés. Au nom de la déontologie, j’étais resté dans la frustration.

J’ai compris alors le don de Clara. Sa douleur m’a offert l’incroyable chance de la réconforter. Elle a libéré cette part précieuse d’humanité que j’avais fini par ignorer en moi.

Et que j’avais hérité moi-même de ceux qui m’avaient aimé…

Oh, sur le quai du train de la vie, combien de Clara demeurent inconsolées !

Michel C., ami du Songeur  (03-03-2016)

Un grand-père peut en cacher un autre…



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