AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (57)

LE RÊVE DE NICOLAS

Mon ami Nicolas m’a dit avoir fait dernièrement un songe paradoxal : endormi et bien au chaud dans sa couette, il se rêva éveillé en train d’assister à l’aurore ! Il crut bâiller, se frotter les yeux, ouvrir les persiennes. Et fut ébloui par l’incroyable événement de la naissance du jour.

Le soleil – qui l’eût pensé ? – était en train de gravir le ciel en une sorte de ralenti vertigineux, indifférent à l’horizon qui se creusait sous lui. Nicolas avait oublié un tel phénomène.

Mais à peine eût-il contemplé ce fantasme que, se retournant dans ses draps, il fut happé par l’hallucination d’un insecte qui chutait dans l’herbe, au bord de la terrasse. Sur l’écran de ses paupières fermées, il zooma sur ce tsunami, non sans compassion : une fourmi avait grimpé sur quelques brindilles enchevêtrées quand, tout à coup, une goutte de rosée avait fait crouler l’échafaudage !

Son œil de voyante extra-lucide fut alors capté par l’éclair lointain d’un chevreuil qui jaillit des bois pour y replonger aussitôt. Il leva la tête, à l’écoute de l’aube. À l’Est comme à l’Ouest, il n’y avait rien qui ne fût nouveau. Étonnamment, l’église ressuscitait des limbes de la nuit.

Cependant, surpris dans son sommeil de ne pas entendre le chant du coq, Nicolas frémit à la pensée que ce silence, inhabituel, annonçait quelque catastrophe imminente ourdie dans la profondeur des forêts. Une tempête prochaine ? Une éruption volcanique ? Qui sait ?

« Bah ! se dit-il, le coq a dû déjà jeter son cri », ce que parut confirmer une bande de chiens qui aboyaient au loin, sans pourtant qu’aucune caravane passât.

L’instant d’après, il crut percevoir intensément, dans les hauteurs de sa nuit, les battements d’ailes d’invisibles migrateurs qui, en provenance directe de l’Espace-temps, se révélèrent les échos fragiles mais indéniables du big-bang originel.

Puis l’Aurore, embrasant soudain les cieux, lui offrit la vision de marbres dernier cri dont la merveille se renouvelait sans cesse sous l’effet de nuages innovants. En même temps, une lumière rasante traqua comme un phare de police les ombres des champs, obligeant l’écume du matin à blanchir hâtivement le blé sale. De sorte qu’il en vint à se demander, tout en dormant, s’il voyait ou rêvait.

C’est alors, lui sembla-t-il, que les haleines vives de la brise du bois éveillèrent les prairies, d’où jaillit une foule de rumeurs qui étaient autant de news pour gazettes animales. On entendit même, du haut d’un peuplier, un corbeau sinistre commenter de ses croassements les aléas d’une sombre guerre – le pugilat sanglant de bêtes citoyennes se disputant une même zone de broussailles.

Par bonheur, la mélodie céleste couvrit ces clameurs. La brume se dissipant laissa apparaître une galerie de sapins qui semblaient s’être parés au goût du jour, pour quelque défilé de haute couture. Nicolas se sentit un moment président du jury chargé de noter ces parures, tandis que les vapeurs du sommeil l’engourdissaient mollement.

Une mésange chanta alors Je suis une mésange en guise d’annonciation, et brusquement, dans le silence onirique qui suivit, tout se précipita. Une rose émue s’ouvrit au baiser d’un papillon. Des plantes, agenouillées la nuit durant, se redressèrent à l’appel des cieux. Une musaraigne se faufila tranquillement entre les herbes, avec entre les dents une grenouille inanimée. La chaumine embrumée du voisin traça sur l’azur la signature tremblante de sa cheminée. Quelque part, il y eut un ruissellement de vache qui pisse, tel un entrefilet entre deux scoops de taille. Le mulet pensif, immobile au fond du pré, retrouva en s’ébrouant les questions troublantes qu’il se pose depuis toujours – comme tant d’autres – sur son identité sexuelle. Et parmi les gouttelettes irisées de la pelouse, un silex resplendit soudain d’une gloire éphémère, dont l’éclat fit la Une de l’actualité…

Quoique toujours dans les bras de Morphée (– m’assura-t-il –), mon ami Nicolas n’en revenait pas. Dans son rêve d’aurore, le journal du vivant fourmillait d’événements ! Et les parfums, et les couleurs, et tous ces bruits du monde qui s’offrent à l’animal humain qui ne les entend plus, se pressèrent soudain sur lui, l’assaillant comme autant de messages inouïs qu’il percevait pour la première fois, le comblant, l’écrasant de l’Infini des choses qui se produisent à chaque instant… jusqu’à ce que la vertigineuse et tendre oppression du Réel de ses songes lui fût insoutenable.

Alors, s’éveillant pour de bon, il referma les volets qu’il avait cru ouvrir, puis, regagnant son lit, mit la radio sur France-Info, histoire de respirer et somnoler en paix.

Le Songeur  (23-04-15)



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