AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (52)

QUI VEUT SAUVER SA VIE…

Je songe à cette parole indigne, source de tant de sacrifices inutiles : Qui veut sauver sa vie la perdra. Quand bien même j’en pressens vaguement le sens, je refuse d’y adhérer.

Je suis le pire sourd qui ne veut pas entendre.

Car moi, figurez-vous, je veux tout le temps sauver ma vie. Quoi que je fasse, c’est dans ce but que je m’emploie. Je veux sauver chacun de mes instants que menace la mort. Je veux protéger tous mes jours du néant de la nuit. Je vis pour exister, et non pour oublier de vivre. Je tiens ma vie par la main, en serrant bien, comme on tient l’enfant qui traverse un passage clouté. Face à l’hostilité du monde et de ses innombrables prédateurs – dont certains moralistes – qui font tout pour me la faire perdre, je tiens solidement à ma vie : je ne lâcherai rien.

Je ne lâcherai ma vie contre rien d’autre que ma vie.

Et puis, si on y regarde de près, il n’y a rien de plus hypocrite que cette maxime, qui institue dans la conscience toute la rouerie d’une double pensée ? Avez-vous bien remarqué ce qu’elle signifie littéralement : si tu ne veux pas perdre ta vie (donc la sauver), il faut que tu ne penses pas à la sauver. Ce qui est à la fois dangereux (elle va donc se sauver toute seule ?) et contradictoire : ne pas songer à la sauver devient le meilleur moyen de la sauver ! De qui se moque-t-on ? C’est une invitation à l’hypocrisie, au mensonge à soi-même, à l’arrière-pensée qu’on garde sous couvert d’éviter la pensée. On n’est pas généreux pour autant : on diffère seulement son égoïsme. C’est pour « ne pas perdre ta vie » que tu fais semblant de ne pas vouloir la sauver !

Vient alors la question : est-ce vraiment efficace ? Est-ce que tu réussis à sauver ta vie en ne pensant plus à la sauver ? Regarde autour de toi, prends des exemples concrets.

Car qu’est-ce que ta vie ?

Si ta Vie c’est le Capital, t’as intérêt à soigner l’emploi de tes « talents ». Avant de hasarder la moindre somme, songe bien au retour sur investissement. Si les investissements sont risqués, préfère l’épargne. Mais surtout, ne t’imagine pas que ton capital va « rendre » sans que tu t’en préoccupes. Pense aux emprunts russes de tes arrière-arrière grands-parents...

Si ta Vie, c’est d’être élu à la présidence de la République, t’as intérêt à y penser en te rasant, le matin, quand tu te fais belle en ton miroir. Mais ça ne suffit pas : si tu veux sauver toutes tes chances, mieux vaut que tu y penses tout le temps. Souviens toi de Sarkozy, de 2003 à 2007.

Si ta Vie, c’est d’être heureux en couple, soigne bien cette relation, nourris-la, ne la perds pas de vue. Si tu veux ne pas la perdre, compte tenu de la multiplicité des périls, tu as le devoir d’y songer à chaque instant, et non pas de croire bêtement qu’elle va se sauver en ne la soignant pas.

Si ta Vie, c’est de sauver ton âme, alors, plus que jamais…

*

Bon, qu’étais-je en train de dire ? Ah oui, pour ce qui est de l’âme, c’est un peu différent. Qu’est-ce que « sauver son âme » ? Pour le savoir, j’ai cru bon de consulter l’un de mes amis, une sorte de théologien agnostique (c’est plus prudent). Un intermittent de la foi, en quelque sorte.

Sa sentence a été sévère :

— Tu as cité une formule tronquée. Dans ton cas, c’est grave.

— Très bien, lui ai-je dit, je t’écoute.

— « Celui qui cherchera à sauver sa vie la perdra, et celui qui la perdra la retrouvera. » Voilà ce que dit Luc (17, 33).

— Blablabla ! Le paradoxe reste entier. Et l’appel à la duplicité demeure. On doit faire semblant de ne pas chercher pour être sûr de bien trouver. Tu n’as pas d’autre version ?

— Si. Matthieu : « Celui qui conservera sa vie la perdra, et celui qui perdra sa vie à cause de moi la retrouvera. » (10, 39).

— Ah ? Et qui dit « à cause de moi » ?

— Jésus-Christ.

— Perdre sa vie à cause du Christ ? Ça veut dire quoi ? Prêcher ? Croire à la Vierge Mère, au péché d’Adam et à la Trinité ? Pour qui nous prend-t-il, ton pote le Christ ? « Sacrifie-moi d’abord ta vie, t’inquiète pas, je te la rendrai plus tard » ! Mais c’est justement cela que je ne veux pas entendre ! Un vrai chantage à l’auto-prédation !

— Tu sais très bien que ce n’est pas cela.

— Alors quoi ? Tu ne vas tout de même pas me prêcher l’Amour ?

— Mais si ! C’est banal, mais voilà : il faut aimer, d’abord Aimer.

— Aimer ? Comme ça, dans le vide ! Aimer, aimer, point final !

— Il n’y a jamais de point final après le verbe aimer. On n’aime jamais à vide. Dans le vide, il y a les êtres. Les aimer, comme t’aimer toi-même, c’est vouloir leur plus grand bien. C’est les aider à grandir en même temps que toi. C’est t’aider à vivre toi-même en lien profond avec eux.

— Tout simplement ? J’allais dire : tout bêtement ! Et sans risque, bien sûr ?

— Que non ! C’est le grand risque. Donner sa confiance, c’est toujours s’exposer à être trahi.

— Mais c’est justement ce que ma vie, mon être, mon âme refusent !

— Peut-être. Mais que feras-tu de la « confiance » et de la vie que tu ne donneras pas ?

— Moi, quand je sème une graine, je pense à l’épi. Et tu veux que je me lance dans le vide ?

— Tout à fait. Et une fois lancé, tu bats des ailes, et avec un peu de chance, tu t’envoles.

— Tu te moques de moi ?

— Évidemment. Mais c’est la loi. Vivre, c’est se lancer dans la vie, et se lancer dans la vie, c’est se lancer dans le vide.

— Sans retour sur investissement ?

— Sans retour garanti. Donc, n’attends rien. Continue de donner, de semer à l’aveugle.

— Moi, je veux bien donner une fois. Mais pour la seconde, mon petit pote, avec ou sans ta permission, j’attendrai le retour sur investissement. Je veux attendre et voir. Wait and see !

— C’est aussi risqué ! Peut-être plus risqué encore que de donner sans compter.

— Mais, nom de Dieu, que peut-on alors attendre de la Vie ?

— Qu’elle te donne l’énergie de faire ce qu’elle attend de toi.

— C’est-à-dire ?

— La Force d’aimer.

Ça m’a laissé rêveur. Vous aussi, peut-être. C’était d’ailleurs l’objectif…

Le Songeur  (19-03-15)


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