AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (300)

QU’EST-CE QUE TÉMOIGNER ?

Du faire savoir ce qu’on a vu au faire croire ce qu’on croit croire


Quand on porte des lunettes, pour mieux voir ce que l’on voit, et le cas échéant pour en témoigner, on voit bien le « réel » à travers elles, mais on ne voit pas les lunettes elles-mêmes. On ignore ainsi la part de « déformation » qu’elles apportent à la réalité pour que, paradoxalement, nous nous en trouvions mieux informés. Si bien qu’en transmettant cette information, nous présupposons que ce que nous avons vu correspond exactement à ce qui est et que nous avons cru voir. C’est notamment le cas des journalistes qui, ayant enquêté, publient cette forme particulière de « témoignage » qu’ils nomment « reportage ».

Lorsqu’ils sont alors suspectés de partialité ou de déformation des faits qu’ils rapportent, ils répondent en arguant de leur objectivité de « témoins » du Réel qui investiguaient sur place ; ils affirment naturellement leur sincérité, sans mettre en cause leurs « lunettes », c’est-à-dire ce prisme de leur subjectivité, à travers lesquelles ils ont observé ce qu’ils croient avoir vu ; or, c’est ce prisme personnel qui les a conduits à choisir cette part du « Réel » qu’ils ont rapporté, à privilégier ce qui leur paraît le plus important au détriment d’aspects négligeables, sans parler de l’idéologie plus ou moins consciente de leur « vision du monde ». On ne rend jamais compte que partiellement d’une réalité. C’est ainsi que, pour rendre compte de la sincérité de témoignages ou reportages qui laissent pourtant à désirer, le philosophe Alain Accardo écrivait : « Les journalistes croient ce qu’ils disent parce qu’ils disent ce qu’ils croient. » Ils voient ce qu’ils croient au moins autant qu’ils croient ce qu’ils voient.1

En d’autres termes, quelle que soit son honnêteté, il est impossible à un témoin, fût-il professionnel, de dire ce qu’il voit sans dire ce qu’il croit. Face au Réel, nous portons tous des lunettes informantes/déformantes, et ce sont nos préjugés, nos croyances ou nos défiances, nos religions ou nos scepticismes, notre mythologie personnelle, ou encore l’idéologie de classe des groupes ou catégories sociales dont nous sommes membres, sans en être pleinement lucides : nous avons trop l’impression d’évidence à travers nos lunettes pour bien percevoir l’effet mensonger de nos lunettes elles-mêmes sur le réel en soi.

Je ne parle pas ici des faux témoins mentant sciemment, mais des plus honnêtes et « objectifs » rapporteurs qui proclament avoir « vu de leurs yeux vu » ce qu’ils racontent, ce qui implique déjà qu’ils croient, en vrac, un tas de choses : le fait que le réel existe vraiment, en lui-même et hors de soi (indépendamment du regard qu’on porte sur lui), la sensation que les apparences ne sont pas trompeuses, l’a priori spontané qu’ils ne sont pas atteints de la berlue ou victimes de simulations2, et que ce qu’ils croient voir est effectivement croyable ! C’est si vrai que les témoins de circonstance amenés à s’exprimer, surpris parfois par l’acuité du Réel qui leur « saute aux yeux », commencent par déclarer « qu’ils n’en croient pas leurs yeux », et déplorent d’avoir dû croire ce qu’ils ont vu, etc.

Témoigner, « certifier » de réalités dont on a connaissance, ou « attester de ce dont on a été témoin » (définitions du Robert) exige du locuteur qu’il se défie sans cesse de ce qu’il a tendance à croire, envie de croire, ou surtout envie de ne pas croire (cf. l’exemple d’un croyant qui, apprenant les abus sexuels d’un saint prêtre, dit qu’il « ne peut pas y croire »). Exercice d’autant plus délicat qu’il va à l’encontre de la tendance naturelle de tout témoin qui est de dire qu’il croit à travers ce qu’on voit. Exercice même quasi impossible dans le cas de l’écrivain qui entreprend son autobiographie, aussi documenté soit-il : ses souvenirs ont beau être précis, comment ne pas enjoliver, ou comment ne pas s’auto-dénigrer par peur d’enjoliver, etc. Rousseau, dans le préambule de ses Confessions, proclamait hautement ce que nous pensons tous secrètement plus ou moins, à savoir qu’il n’est pas un seul homme qui ait jamais pu être meilleur que lui…

Voici maintenant deux exemples illustrant les errements du témoignage.

• D’abord un fait tout simple, le cas d’un témoin qui, pensant dire ce qu’il voit, n’en dit pas moins ce qu’il croit :

Une journaliste de bonne foi vint un jour au lycée de Sèvres observer l’une de mes jeunes collègues qui pratiquait une pédagogie novatrice, centrée sur l’élève, dit « l’apprenant ». Celui-ci est invité à apprendre par lui-même, à « apprendre à apprendre » plutôt qu’à absorber le type de savoir tout fait/ tout mâché que déversait jadis le cours magistral, aussi brillant fût-il. En vérité, au lycée-pilote de Sèvres, il y avait bien des années que s’expérimentait cette pédagogie. Bien accueillie, la journaliste fit un reportage élogieux saluant l’expérience qu’elle venait d’observer. Mais notre jeune collègue, consternée à la lecture du témoignage qui l’encensait, nous adressa aussitôt une lettre d’excuse que nous n’attendions pas. La journaliste, en effet, fondait ses éloges de notre collègue novatrice sur une vive critique de la pédagogie traditionnelle supposée être la nôtre (nous, les anciens), inchangée depuis des lustres. Notre jeune collègue n’avait nullement déclaré sa pratique comme contraire à la nôtre : c’est la rédactrice de l’article, pour témoigner de ce qu’elle avait vu, qui l’avait valorisé par contraste avec ce qu’elle ne cessait d’avoir cru, à savoir que la plupart des autres enseignants demeuraient encroutés dans le ressassement de leurs bonnes vieilles méthodes de toujours. De sorte que, très sincèrement, elle avait témoigné de son préjugé tenace en témoignant de son observation inattendue. Bref, elle avait contre-témoigné, par excès de zèle.

• Autre exemple, actuel, moins banal :

Il s’agit du cas Christelle, une journaliste occidentale (belge je crois) dont le nom est Néant, sans doute un pseudo. Celle-ci, en février 2014, avait assisté à Kiev au mouvement rebelle de Maïdan contre la mainmise russe sur les gouvernants ukrainiens, non sans déplorer le rôle (qu’elle avait surestimé) joué par les américains dans cet ambigu mouvement. Visiblement « pro-russe », Christelle est alors allée s’installer dans le Donbass pour enquêter sur le terrain, où le séparatisme russophone s’amplifiait, entretenu par Poutine.

J’ai donc entendu récemment une interview de Christelle par la revue belge Kairos3, qui l’interrogeait non sans complaisance, l’objectif étant de contrer l’unilatéralité du point de vue occidental sur la guerre faite par Poutine à l’Ukraine. Christelle, arguant de ce qu’elle vit sur place depuis six ans, dit avec sincérité et conviction ce qu’elle voit et ce qu’elle croit. Pour ceux qui ont, comme moi, l’impression que c’est Poutine qui est l’agresseur, les propos contraires de Christelle sont tranchants. Elle fait état de la réelle oppression linguistique imposée à la population russophone de l’Est par les autorités de Kiev. Mais, outrepassant sa position, elle se livre à un procès absolu des Ukrainiens, accusés d’exactions multiples commises à l’encontre des séparatistes, atrocités dont elle tient la liste. Elle incrimine hautement le nationalisme de ce pays, le rôle nocif des américains qui le flattent, sans du tout mettre en cause le séparatisme des meneurs locaux manipulés et soutenus par les militaires Russes. Tout ce qu’elle « voit » passe alors par le prisme de ce qu’elle croit. On apprend que Poutine est un gouvernant sage et modéré, le type même de l’honnête homme contemporain, et qu’à l’inverse, les Ukrainiens perfides sont pour la plupart rusés mais pervers. D’ailleurs, compte tenu de la part d’auto-persuasion qu’il y a toujours dans le fait de « croire » ce qu’on croit, ce n’est pas ce qu’elle « croit, qu’elle dit, c’est ce qu’elle sait. Ainsi, elle sait pertinemment que les photos de bâtiments civils ukrainiens bombardés par l’armée russe sont des montages savamment mis en scène. De même pour les massacres de Boutcha : vu qu’un russe abattu ressemble étrangement à un ukrainien massacré, elle sait très bien que les ukrainiens ont eux-mêmes maquillés des morts russes en cadavres ukrainiens. Et quand on lui demande si les Ukrainiens n’utiliseraient pas par hasard leurs propres civils comme boucliers humains : elle confirme que c’est leur méthode favorite, raison pour lesquelles ils mettent à l’abri leurs troupes principalement dans les écoles, les hôpitaux, ou les bâtiments civils. Aussi les missiles russes doivent-ils bombarder écoles et hôpitaux, les pauvres, pour en extirper ces nationalistes ukrainiens apparemment sans pitié pour leurs compatriotes…

Bref, elle témoigne, en bonne journaliste sur le terrain. Elle croit ce qu’elle voit et voit ce qu’elle croit, ce qu’elle déclare parfaitement savoir. Tel est sans doute la voie de l’authentique journalisme d’investigation en ces temps où réapparaît la barbarie en Europe.

Faut-il conclure ? Et que conclure de ces ambiguïtés ou dérapages ?

Témoigner est un mot valeur de très grande importance pour moi. Ma vie et son sens ont été fortement nourris du témoignage d’autrui. J’ai moi-même témoigné de ce que je vivais chaque fois que je l’ai pu. Mais le chemin de l’authenticité n’est pas sans risque. On ne demeure pas toujours à la hauteur de ce que l’on professe.

Il y a donc ce qu’on voit, ce qu’on dit avoir vu ; il y a ce qu’on croit, qu’on dit croire ou avoir cru ; il y a encore ce qu’on croit croire et qu’on se pense en mesure d’attester.

Mais il y a aussi ce qu’on veut faire croire, ne serait-ce que pour s’en assurer, et la secrète tentation de la propagande est toujours là, qui compromet l’authenticité de ce qu’on dit pourtant de bonne foi.

Il importe donc que nos paroles soient en concordance avec notre être profond. C’est le seul témoignage qui vaut d’être porté.

Le Songeur  (19-05-2022)


1 Formule d’autant plus savoureuse qu’elle fait des journalistes les grands-prêtres de la religion moderne, ou religion de l’événement, qui se fonde sur le culte des infos ou le miracle du scoop, dont leurs papiers sont les Écritures (cf. le chap.14 de mon essai L’idéologie aujourd’hui). C’est d’ailleurs le fonctionnement même des Écritures. Par exemple, lorsque Jean-Baptiste voit venir au devant de lui la personne de Jésus, il déclare, citant Isaïe : « Voici l’Agneau de Dieu », et témoigne ainsi de ce qu’il voit en « reconnaissant » ce qu’il croit. Pour l’évangéliste qui rapporte cet épisode, supposé authentifier la mission de Jésus, ce « fait » doit être objet de foi : puisque que Jean-Baptiste l’a vu et reconnu, le lecteur doit adhérer. Ainsi, présenté comme « témoignage », le récit évangélique a bien pour objet de faire croire, en affectant de n’être que la narration d’un fait qu’il fait voir.

2 Douter de l’existence même du Réel n’est pas réservé aux philosophes, poètes ou autres songeurs dont les rêveries se perdent dans les étoiles : c’est d’abord une position scientifique, celle des astrophysiciens qui, eux, observent les réalités stellaires, parallèlement aux physiciens de l’infiniment petit qui, découvrant les « lois » du champ quantique, n’osent plus jurer de rien. Que dire par exemple de l’intrication, qui permet à une particule d’être réellement en deux lieux à la fois ! Que dire du fameux « boson de Higgs » présenté comme existant sans qu’on soit certain qu’il fût réel, jusqu’au jour où l’on en a retrouvé la trace…
Le réel n’étant pas toujours réel, les hommes d’aujourd’hui savent maintenant comment faire pour l’inventer, et avec moins d’ingénuité que les apôtres de jadis, dont les astuces (le recours aux annonces prophétiques) étaient des coups de pouce d’enfants de chœur. Songeons à tous les trucages ou effets spéciaux de l’art cinématographique. Songeons à toutes les formes de simulations que permettent les technologies informatiques pour précéder les inventions réelles. On peut maintenant, à partir d’archives recueillant les données réelles d’une personne (ses aspects, sa voix, ses gestes ou ses paroles, etc.) créer de fausses interviewes qu’on lui attribue, maquiller son visage et jouer de ses expressions, transformer ses paroles ou lui en prêter de fictives, tout ce qui serait reçu ou reconnu comme preuves de mensonges ou de méfaits justifiant des jugements téméraires.

3 https://www.kairospresse.be/video/2022/ITW_Cristelle_Nean_Dombas.mp4



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