AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (225)

LA FENÊTRE DE TROP

C’est en sortant de l’immeuble, « 5 Place du Vieux marché », où il venait de louer un deux pièces-cuisine, que Benoît eut l’étrange sensation, en se retournant, que quelque chose avait modifié la façade par laquelle il était entré un quart d’heure plus tôt : il y avait une fenêtre, au quatrième étage, à la verticale de l’entrée de l’immeuble, qui n’était pas là à son arrivée, ou alors parfaitement invisible.

Celle-ci, comme un trompe l’œil, semblait s’avancer en relief, effet sans doute dû au rabat des persiennes, collées de part et d’autre sur le crépi du mur. Et elle regardait la place, de ses deux vitres ternes où passait parfois comme un reflet du jour. Quelqu’un, derrière, l’observait-il ? Probablement pas, mais les deux vitraux, se dressant sur la petite grille horizontale en fer forgé, pouvait donner l’impression d’un vague visage dessiné par un enfant : un trait pour le nez, un pour les lèvres, deux rectangles pour les yeux.

Ce qui étonnait, c’était la place centrale de cette fenêtre, entre deux autres qui la jouxtaient symétriquement : pouvait-il y avoir une chambre dans l’espace réduit d’où elle semblait ressortir? Impossible : ça ne « cadrait » pas avec la largeur du petit appartement qu’il venait de louer au Troisième, juste au-dessous. Qu’est-ce qui se passait donc ?

Il se rappelait la mobilité étonnante de certains visages humains qui, d’une minute à l’autre, semblent parcourus d’expressions fugaces, et déroutantes : ainsi en était-il d’un chef de bureau qui, lorsqu’on le fixait intensément, vous donnait l’impression fausse d’être doté d’un troisième œil, parfois sur le front entre ses yeux, parfois sous le nez, se confondant avec une bouche avide… De telles hallucinations étaient peut-être à l’origine du mythe des cyclopes. Tout était possible. Et pourquoi ce qui valait pour certains visages ne serait-il pas valide aussi pour certaines façades de maisons ensommeillées qui, s’éveillant sans prévenir, arboraient des fenêtres nouvelles, jusque là masquées par des paupières en crépi, et qui s’ouvraient pour scruter les environs…

Pour en avoir le cœur net, il fit demi-tour, décidé à revisiter son deux pièces encore inoccupé (quoi de plus naturel ?) : ce serait l’occasion de déchiffrer sur place l’énigme de cette fenêtre superfétatoire.

Rentrant dans le vestibule, il jeta un regard circulaire. À gauche, l’hôtesse d’accueil lui sourit : il avait bien le droit de s’adonner à certaines vérifications. À droite, il nota la présence d’une sorte d’escalier de service hélicoïdal, issue de secours pour incendie possible, et qui, dressée le long du mur s’enfonçait dans les hauteurs invisibles.

En face de lui, des marches tapissées l’invitaient à rejoindre les étages, feutrant les grincements du bois qui sentait la cire. Il monta lentement, prêt à examiner de près toutes les portes accessibles : à chaque palier, il y en avait une à gauche et une à droite, bien symétriques, mais qui pouvaient donner aussi bien sur un petit appartement, un studio, ou un couloir menant à diverses chambres, – impossible de savoir sans prendre le risque de frapper. Entre les deux, le mur était tapissé d’une large affiche, d’où ressortait une ou deux poignées de placards de service (balai, serpillière, draps, aspirateurs) comme dans tout hôtel.

Seul élément notable, voire troublant : cette affiche représentait une vue de la Place du Vieux Marché, vue de très haut, sans doute une photo prise à l’aube depuis « la » fenêtre centrale, qu’il avait située au Quatrième étage.

En posant le pied sur le second palier, il put observer la même vue plongeante, mais visiblement prise à une autre heure, plutôt vers midi, avec passants et voitures stationnées. Il suspecta qu’au palier suivant la prise de vue ait été faite en fin d’après-midi, et c’était bien le cas. Il sourit en pensant que son enquête progressait.

Parvenant au quatrième palier, il sentit battre son cœur. L’affiche arborait une lumineuse soirée crépusculaire qu’aucune poignée ne venait tacher de son ombre. Il y avait plutôt, au centre, une petite fente horizontale à hauteur d’homme, de sorte qu’il ne put s’empêcher d’y jeter un œil hâtif et coupable, surpris par le spectacle qu’il avait imaginé avant même de le découvrir : entre deux cloisons étroites, un couloir irradié d’une lumière ambiante d’origine inconnue débouchait sur fenêtre bleutée qui ne pouvait être que la fenêtre de trop. « Couloir » n’est d’ailleurs pas le terme qui convient, il évoque trop le passage d’une foule aux pas précipités. C’est le mot « corridor » qui s’imposait, avec ses rimes sonores bien qu’étouffées, et qui semblaient, à l’oreille de Benoît, se dupliquer elles-mêmes pour faire trembler l’air de leur écho sans fin : le corridor, le corridor, le corridor… jusqu’à ce que, l’orthographe mouvante lui donnât l’impression d’entendre réellement « le corps y dort » !

Il frémit : ce sinistre chemin était sans doute un couloir de la mort ! Là gisait un corps mort !

Quiconque se met à enquêter finit par déboucher sur un meurtre ignoré…

Que faire ?

Benoît n’eut ni le temps de réfléchir, ni l’audace de redescendre et de s’enfuir. Malgré lui, il appuya les mains sur l’affiche, poussa le tableau sur sa droite, et voyant que s’ouvrait la cloison sur le corridor, s’y engagea. Il voyait bien un trou sombre au pied de la fenêtre, mais c’est là qu’il devait aller se poster pour voir la place et saisir simultanément la clef du songe qui éclaircirait le mystère !

Arrivant au bord de la fenêtre, il sentit bien que, avançant dans l’ombre, il avait posé le pied sur ce qui se révéla une marche d’escalier. Et c’était précisément un départ d’escalier en colimaçon. Aussitôt, celui-ci se mit à tourner en s’enfonçant lentement. Benoît se trouva entraîné dans une spirale descendante, jusqu’à ce qu’il se sentît éjecté en douceur, comme par un gentil coup de bottes sur les fesses, en plein milieu du sol carrelé de l’entrée de l’immeuble, où il se vit soudain assis le cul par terre.

Deux jolies jambes se dressèrent alors devant lui. Il leva la tête : l’hôtesse d’accueil se trouvait postée devant lui un chèque à la main. Son visage, avec ses mâchoires rigides et ses lunettes carrées lui rappela immanquablement la « figure » de la « fenêtre » énigmatique qu’elle semblait incarner. C’est alors que, d’un ton nasillard de robot, et en articulant ses mots de façon mécanique, elle lui déclara :

– Désolée de vous rendre vos arrhes, Monsieur : notre Maison n’agrée pas votre présence.

Il se saisit alors de sa mallette, tombée par hasard à ses côtés, vira de bord et ressortit des lieux à la hâte.

Son pas déjà résonnait en traversant la place, lorsque Benoît hésita un instant. Puis, hardiment, il osa se retourner pour toiser la façade inhospitalière de l’immeuble. À sa grande surprise, il découvrit alors que l’énigmatique fenêtre n’avait pas disparu. Évidemment. Elle semblait même hilare.

« Je comprends, se dit-il tout bas : c’est moi qui étais de trop ! ».

Et d’ajouter :

« La Maison m’aurait-elle trouvé indigeste ? J’ai de la chance : combien d’autres clients ont dû être engloutis et digérés sans autre forme de procès ! »

Deux minutes après, sur le point de quitter définitivement la Place du Vieux Marché, il éprouva pourtant comme un remords de partir sans un dernier adieu. Il y avait un tel silence derrière lui ! Il se sentait comme poursuivi dans un désert par l’immeuble hostile le regardant s’enfuir. Croyant pouvoir faire taire ce mutisme indiscret, il se retourna alors une dernière fois, pour faire face dignement à l’hôtel assassin.

Et c’est là, faut-il le préciser ? qu’il observa un ultime détail : il n’y avait plus de fenêtre centrale au pignon de l’immeuble… Évidemment. Mais ce n’était qu’un détail. De sorte que tout s’éclairait. Si elle n’était plus là, c’est bien qu’il n’y avait jamais eu de fenêtre de trop !

(suite)

Le Songeur  (23-01-2020)



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