AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Les Jeudis du Songeur (165)

QUEL EST CE DIEU QUI NOUS FERAIT « ENTRER EN TENTATION » ?

Assistant dernièrement à des obsèques, je suis tombé sur la nouvelle traduction du « Notre Père », qui fait dire aux fidèles : « Ne nous laisse pas entrer en tentation ». Et me suis senti interloqué par cette néo-expression qui avait curieusement un parfum de jadis.

J’essaie de me représenter la situation. Mon train entre en Gare. J’entre en ville. Et comme la cité déborde d’« Espaces-Tentation », je prie Dieu de m’empêcher d’y entrer… Mon parcours s’avère difficile. Vais-je devoir coucher dehors ?

Je suis sans doute de mauvaise foi. Mais quelle est donc la foi et la conception de Dieu qui s’exprime là ? Car enfin, prier le Père de ne pas nous laisser entrer (en tentation), c’est sous-entendre :

1/ Qu’Il lui arrive parfois de nous y laisser entrer, et même de nous y induire, comme l’exprime la version latine du texte : « Ne nos inducas in tentationem » ;

2/ Que le fidèle renie sa liberté d’être tenté par peur de céder à la tentation.

Ce qui n’est flatteur ni pour le Créateur (qui joue à nous faire entrer ou pas), ni pour la Créature qui préfère éviter l’épreuve que d’y faire preuve de sa fidélité.

Si « laisser entrer en tentation » c’est vouer le fidèle au péché, cela signifie que Dieu y voue certains et pas d’autres. Il y a comme de la prédestination dans l’air... Me revient à l’esprit l’étrange pacte par lequel Dieu autorisait Satan à malmener son serviteur Job, afin de voir ensemble si celui-ci allait résister. Ma mémoire est fallacieuse ! Mais, bon : c’était en des temps anciens où le bon plaisir du « Dieu Jaloux » ne le faisait pas toujours traiter humainement les humains, au motif de les combler d’épreuves dans leur bien.

Mais aujourd’hui, en 2018, comment peut-on recevoir cette étrange expression, « entrer en tentation » ? À quelles réalités existentielles renvoie-t-elle ? Où et quand risque-t-on d’entrer en tentation ? Serait-ce en passant devant quelque « hôtel de passe » ?1 En fraudant le fisc sur sa déclaration de revenus ? En ouvrant un frigidaire par trop appétissant ? En préférant miser sur les Paradis fiscaux plutôt que sur l’Éden biblique ?

Et jusqu’à quel point pactise-t-on avec la tentation ? En rêvant devant certaines images ? En exigeant des pourcentages abusifs ? En fermant les yeux sur les malheurs de la planète mondialisée ? En cédant à des accès de violence par nécessité sécuritaire ?

À vrai dire, au sein de nos sociétés où tout attise nos désirs, on se demande comment Dieu pourrait nous éloigner des chemins qui mènent « en tentation » plutôt qu’à Rome ?

Mais j’y songe (il est bien temps !) : que disait-on exactement auparavant ?

Je retrouve alors la version précédente, dite œcuménique, datant de plus d’un demi-siècle (1965), et que je prononçais souvent machinalement :

Ne nous soumets pas à la tentation !

Stupeur ! C’était encore plus alarmant, quoique sans ambiguïté. Je disais donc cela sans y penser ? En priant Dieu de ne pas me « soumettre » à la tentation, j’acceptais l’idée qu’Il y avait soumis d’autres que moi, et que, selon toute probabilité, cela avait mal tourné. On suppliait donc le Père de ne pas nous destiner à l’épreuve où l’on échoue le plus souvent. C’était bien une façon implicite de croire à la prédestination !

Mais au fait, que disait-on avant 1965 ? Je me remémore alors la première version française que, dans les années 1950, je récitais avec ferveur : « Ne nous laisse pas succomber à la tentation ». Et j’en ai aussitôt la nostalgie ! Cette formulation me paraissait beaucoup plus acceptable, justement, en ce qu’elle disculpait le Père de prédestiner ses enfants. Simplement, aléatoirement, des tentations se présentaient dans l’existence de tout croyant, et Dieu ne songeait qu’à le sortir du piège, non à l’y précipiter pour l’éprouver. Des théologiens bien intentionnés avaient intelligemment falsifié le sens du texte, en corrigeant la lettre au nom de l’esprit (c’est leur métier), et cela me convenait parfaitement. Où mène l’amateurisme en matière de foi !

Poursuivant mon « exégèse », j’en concluais que le tort de la formule la plus récente, était de définir la « tentation » comme un espace extérieur au fidèle, maintenant celui-ci dans l’illusion d’espérer en être préservé, alors que, pour bien des penseurs, la tentation est en nous-mêmes. Plutôt que de nous en écarter pour nous tirer d’affaire, il s’agit bien de ne pas nous y laisser succomber, en nous rendant conscients des engrenages par lesquels on passe de faiblesses mineures que l’on s’accorde à des actes coupables que l’on commet.

Hé oui ! Il n’est pas nécessaire d’avoir lu Freud pour observer que l’on « entre en tentation » par le seul fait de revêtir la condition humaine : les maudites pulsions sont bien là, au cœur de notre être. C’est elles qui sont entrées en nous dès la naissance. Il est vain de localiser celles-ci hors de soi, dans un territoire dont on supplierait Dieu de nous fermer la porte. Le diable est déjà là. Le croyant ne peut pas prier d’être dispensé d’avoir à combattre ces « démons », puisqu’ils occupent son for intérieur. Il n’y a pas de liberté chrétienne, ni même humaine, qui n’exige l’affrontement avec cette part de soi. La nouvelle traduction du « Pater Noster », cet appel à se tirer d’affaire en refusant notre liberté face à l’arbitraire divin, me semblait avoir quelque chose d’aussi puéril qu’inutile. L’expérience des grands mystiques montrait assez que le Père ne se gênait pas pour les abandonner dans l’épreuve, histoire de les rendre humbles en les faisant chuter.

C’est alors que l’esprit divin (j’imagine) me fit la grâce d’un dernier coup de massue. Que n’avais-je pas osé penser, dans ma petite tête butée, en n’allant pas revérifier partout la lettre ineffaçable des grands textes sacrés !

Car cette fameuse formule qui m’indignait (« entrer en tentation »), qui semblait nouvelle, était en fait la parole de Jésus-Christ lui-même ! La Dernière traduction rejoignait la Première ! Toutes mes élucubrations s’écroulaient. Il eût suffi de savoir simplement qu’entrée en tentation et mise à l’épreuve ont le même sens. Aussi les diverses versions, modernes ou anciennes, varient entre les deux formulations. La seule erronée est celle que j’avoue préférer… Au reste, Jésus-Christ ne prononce pas seulement cette formule dans le passage précis où il institue le « Notre Père » (Matthieu, VI, 13), mais il la reprend dans l’épisode de la veillée à Gethsémani : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation. L’esprit est ardent, mais la chair est faible » (Matthieu, XXVI, 41)2

Et vlan ! Je n’ai donc plus qu’à me taire : on ne discute pas la fidélité à l’évangile des propres paroles de Jésus-Christ ! Cependant, je note qu’il n’est pas interdit de se poser des questions au sujet de ce qu’elles impliquent3, puisqu’il met lui-même en garde ses apôtres contre l’abus de prières machinales :

« Dans vos prières, ne rabâchez pas comme les païens : ils croient qu’avec leur bavardage ils seront mieux exaucés ! ». « Votre Père sait ce dont vous avez besoin avant que vous le lui ayez demandé » (Matthieu, VI, 7-8).

Tout n’est donc pas résolu. La question de la liberté chrétienne me semble rester en suspens.

Le fidèle qui prie est-il bien attentif à tout ce qu’on lui fait dire ?

À une époque où nos corps ont à se défendre contre les « perturbateurs endocriniens » qui s’immiscent dans notre pain de chaque jour, il n’est pas interdit d’alerter les âmes sur les « perturbateurs en-doctriniens » qui s’infiltrent dans leurs oraisons de chaque soir.

Le Songeur  (05-04-2018)


1 Dans les Provinciales, où Pascal dénonce les relâchements coupables de la casuistique jésuite, une telle situation est envisagée. C’est le cas d’un religieux qui, s’étant spécialisé dans la conversion des prostituées, se laisse lui-même convertir à la grâce de leurs appas, et cède à la tentation… Est-ce gravissime, Docteur ? Tout dépend de l’intention du coupable : s’il est venu vraiment pour convertir, la faute est pardonnable. Mais alors, il doit éviter de prêcher en ces lieux dans l’habit de son ordre, pour ne pas compromettre la réputation de la Confrérie.

2 Jean Grosjean traduit : « Réveillez-vous et priez, pour ne pas être mis à l’épreuve. L’esprit est prompt et la chair est faible. » (Nouveau Testament, éd. La Pléiade).

3 Voir l’historique de cette traduction, avec quelques commentaires, à cette adresse :
https://fr.aleteia.org/2013/10/15/une-nouvelle-traduction-du-notre-pere-ne-nous-laisse-pas-entrer-en-tentation/
Cet article (très instructif) nous apprend par exemple que, pour Thérèse d’Avila, les vrais soldats du Christ ne prient pas d’être délivrés des épreuves et tentations, tant ils désirent combattre ! On y trouve aussi une délicate distinction entre « conduire vers » et « introduire dans »…



(Jeudi du Songeur suivant (166) :
    « PENSÉES D’UN ESCARGOT: LA VIE NE FAIT PAS DE CADEAU » )

(Jeudi du Songeur précédent (164) : « LA DEUXIÈME MORT DE MOLIÈRE » )