AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (144)

À S’Y MÉPRENDRE…

Je ne saurais trop vous conseiller de prendre vos lunettes et votre petit Robert, histoire d’aller rêver, au risque de vous y perdre, sur les mille et une significations du terme Prendre.

Il y en a deux pages, écrites en tout petit, soit quatre colonnes. Et l’on n’en revient pas de la multiplicité des sens que prend ce verbe caméléon, lequel peut aller, dans ses applications, jusqu’à vouloir dire le contraire de ce qu’il est censé signifier.

On peut :

Prendre forme Prendre de l’âge Prendre peur Prendre feu

Prendre ses jambes à son cou

Prendre contact Prendre bouche Prendre la mouche

Prendre des vessies pour des lanternes

Prendre l’air, la parole, la fuite, la plume, l’habit, les voiles (Hé oui, tout cela !)

Prendre mal Prendre patience Prendre parti Prendre garde

Prendre des gants (même si l’on n’en a pas)

Prendre son temps (même s’il vous en manque)

Prendre la poudre d’escampette

Prendre à gauche Prendre à cœur S’y prendre à plusieurs fois

Prendre un bain Prendre l’eau Prendre la mer

Se prendre au jeu Se prendre par la main

Se prendre au sérieux

Prendre sur soi

Prendre à la lettre

Prendre la porte

Prendre ses cliques Prendre des claques

S’en prendre à quelqu’un

S’éprendre d’une idole (tel épris est qui croyait prendre…)

C’est à s’y méprendre !

Or, cette saisie globale, par laquelle le sujet de ce verbe rapporte tout à soi, cache un piège auquel il ne prend pas garde : c’est lui qui est pris !

Certes, il est vrai que, lorsque vous prenez un siège ou les armes, vous saisissez concrètement des objets dont vous maîtrisez l’usage.

Mais que dire, par exemple, d’un navire qui prend l’eau ? En vérité, en vérité, c’est l’eau qui le prend. Le chanteur Renaud n’a pas manqué de souligner ce paradoxe, dans un chiasme saisissant : l’homme croit prendre la mer, et c’est la mer qui le prend.

S’agit-il d’une exception qui confirme la règle ? Voire…

À première vue, prendre désigne bien une action libre et volontaire par laquelle on s’approprie quelque chose d’extérieur à soi-même. Mais dans la triste réalité, ce processus apparent recouvre souvent l’inverse : un état passif où nous subissons ce quelque chose qui, venu de l’extérieur, s’empare de nous !

Des exemples ?

Quand je « prends » un rhume, c’est bien moi qui suis pris par le méchant virus qui envahit ma sphère ORL.

Quand je prends « un coup de vieux », je ne vois guère en quoi il s’agirait là, de ma part, d’une action conquérante et délibérée.

Si je prends peur, c’est que la peur s’est saisie de moi.

Si je prends goût à tel plat, ou à telle situation, c’est en vérité que je m’abandonne aux sensations dont m’a pénétré l’un ou l’autre.

Et quand je prends du poids, est-ce à dire — sauf exception — que j’ai délibérément mangé et bâfré pour grossir ? Je voulais au contraire prendre de l’allègement, mais comme par hasard, cette expression ne se dit pas !

Alors, il faut en convenir : c’est une vaste illusion que d’user du verbe « prendre » pour qualifier tant de processus par lesquels on se laisse prendre.

On joue à être libre de ce qui, en réalité, se joue de nous !

Quand on en prend pour son grade, tout le monde sait qu’on ne s’octroie pas par là une prime de fin d’année !

Quand on prend la poudre d’escampette, loin de saisir quoi que ce soit, on lâche tout, au contraire, pour mieux se débiner à toute blinde.

Quand on m’enjoint de prendre la porte, c’est par elle que je suis chassé lorsqu’elle claque derrière moi, et ne suis plus qu’un courant d’air.

Et moi-même, quand je prends la plume, vous savez parfaitement que c’est la plume qui me prend.

Mon « je » se prend bêtement pour l’auteur du songe fou qui s’empare de lui !

Ah, vraiment, quel qu’en soit l’objet, nous sommes possédés par ce qu’on croit saisir... Qu’est-ce donc que ce verbe attrape-tout qui ne saisit rien ?

Ah, disent certains, qui se prennent pour experts, c’est que « prendre » ne sert alors que de copule : il relie le sujet qui juge au prédicat sur lequel porte ce jugement. Ah bon ? Pourquoi pas ? Toutefois, cela dépasse mon entendement. À la vérité, le verbe prendre copule avec trop d’expressions-partenaires polysémiques pour être un conjoint fidèle. (Entre parenthèses, si l’actuel ministre de l’éducation a proscrit le terme « prédicat » des grammaires pour enfants, c’est peut-être pour mettre fin à l’érotomanie des linguistes…)

Mais revenons à notre sujet, je veux dire à notre verbe, dont les inconséquences se vérifient aussi bien dans le concret de la vie que dans ses aspects les plus spirituels.

Quand on prend à la lettre telle ou telle expression, on en manque l’esprit. On est pris au piège du sens littéral.

Quand on prend au mot quelqu’un, on rate souvent la saisie de sa parole véritable.

Quand on prend son temps, on se prive de ce temps que l’on se dérobe à soi-même.

Quand on se sent obligé de prendre sur soi, on cède une part de soi au Surmoi collectif qui vous bouffe l’existence.

Quand enfin on s’adonne à la suprême imposture qui est de se prendre pour soi, on se cache qu’elle consiste tout bonnement à se laisser prendre par un imaginaire de soi : Je est un autre (si vous préférez : le sujet je s’accole le prédicat un autre au moyen de la copule « est »). C’est bien le comble de l’auto-aliénation.

Que faudrait-il dire, alors ?

Tout ce que vous voulez, à condition de vous déprendre du verbe prendre.

Et de ne vivre plus, dans la dépossession, que les seules joies qui traversent ceux qui ne tentent pas de les retenir.

Le Songeur  (26-10-2017)



(Jeudi du Songeur suivant (145) : « MA TARTINE DE MIEL ET TEILHARD DE CHARDIN » )

(Jeudi du Songeur précédent (143) : « ET PUIS, IL Y A EU CET HOMME… » )