AFBH-Éditions de Beaugies 
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Nouvelle 2

La Galerie*


Mais qu’est-ce qu’elle fait donc ?

J’attends, j’attends, j’attends. Dix minutes déjà que je gêne les visiteurs, dans ce corridor étouffant qui mène à la sortie !

On s’était pourtant donné le mot avant d’entrer dans la galerie : pas plus de trois quarts d’heure. Trois salles d’une douzaine de tableaux chacune, ça ne demande tout de même pas qu’on s’ébahisse davantage. Quant aux quelques toiles qui s’affichent encore le long de ce couloir, elles ne méritent pas qu’on s’y attarde.

Alors, quoi ?

Je patiente, je piétine. J’affecte de contempler les œuvres, justifiant mon sur-place. Je tourne, je me retourne, je demande pardon. Il est vrai que ce corridor est large, il fait encore office de galerie, mais je ne sais comment éviter le flot des visiteurs. C’est toujours la même chose avec Bérénice : « Il faut voir cette expo, Pascal, tu comprends : c’est le parcours d’un génie de notre temps… elle rassemble l’essentiel de son œuvre… on y comprend mieux son univers, et quelle évolution depuis sa première période !… ce sera intéressant d’en parler avec les Dubois de Quatre Bornes… d’ailleurs tout le monde en parle… »

Tout le monde en parle ? C’est ce qu’on dit ! L’évolution du peintre ? C’est ce qu’on nous chante ! Un artiste japonais, certes, ça pose (si j’ose dire) ; mais quand on sait qu’il n’a jamais représenté que des paysages ravagés par le feu nucléaire, on en revient ! Ah, certes, il vient de pondre sa série Portraits d’Occidentaux, mais on sait bien qu’il n’a pas bougé d’une ligne : Hiroshi Matuvu est « Le » spécialiste de l’Apocalypse par l’uranium, et il le restera. Et quand je pense à ces gens qui s’esclaffent le jour devant ses croûtes de désolation nucléaire et qui se chauffent la nuit grâce aux centrales atomiques, je ricane. Et puis, ce nom prédestiné, Hiroshi Matuvu… pourquoi pas Lena Gasaki pendant qu’on y est, ha ! ha ! ha !

Mais que fait-elle ?

Nous devions tout visionner en une heure. On l’a quasiment passée à faire la queue. On a résolu alors de limiter notre visite à 45 minutes. Bon. Dans la première salle, j’ai trouvé certaines choses intéressantes ; Bérénice, rien du tout. Cependant, elle passait plus de temps que moi sur chaque tableau, peut-être pour s’expliquer son ennui, et conclure : « Il n’y a pas de quoi fouetter un chat. » En effet ! J’en ai profité pour lui suggérer qu’on ne s’éternise pas ici. On a rondement passé en revue les deux premières salles. En pénétrant dans la troisième, nous avions convenu, me semble-t-il, de nous retrouver en fin de visite, juste avant la sortie. J’y suis parvenu le premier. Et elle n’arrive toujours pas ! Serait-elle tombée en arrêt devant l’œuvre où éclate enfin, comme une bombe, le génie de Matuvu ? A-t-elle eu le coup de foudre pour une Nature morte – morte et bien morte par la grâce des rayons gamma ?

Elle m’avait pourtant dit, juste avant qu’on décide d’aller chacun à son rythme : « Il n’y a vraiment rien qui me transporte ! » Savoureuse expression… Qu’attendre d’un tableau, sinon qu’il nous transporte. Et s’il pouvait en un instant me transporter dans notre appartement douillet, je ne tarirais pas sur les sortilèges de son art, ah vraiment !

Vingt minutes ! Et je suis toujours là, à piétiner sans issue, embarrassant tous ces amateurs éblouis qui se persuadent mutuellement que l’exposition les a transportés ! Pardon, Madame ! Excusez-moi, Monsieur ! Je deviens une toupie en fin de course, qui ne sait plus où se poser. Bérénice se moque ! Je ne sais pas ce qui me retient de prendre la poudre d’escampette. Comme dit l’autre, quand une femme entre dans ta vie, il t’arrive parfois d’avoir envie d’en sortir, ha !

Bon. À force de déambuler, je viens de repérer, légèrement en retrait, un chevalet bizarrement vide, aligné sur la file des dernières œuvres exposées. En fait, ce châssis n’est pas complètement nu, car il y trône, si j’ose dire, un beau cadre à hauteur d’homme, maintenu par des fixations latérales, mais un cadre vide qui n’encadre rien, rien que du vent ! Fait pour accueillir une huile de bonne dimension (80/70 cm environ), je présume qu’il devait héberger une toile d’Hiroshi, lequel a peint le feu nucléaire avec une telle vigueur qu’elle s’est auto-détruite ! Il n’en reste plus qu’un carré de transparence sur fond de mur crème, de quoi rêver longuement sur l’air du temps et le goût du jour. Ha, le meilleur sans doute de toute l’exposition !

À vrai dire, entre le mur et le cadre, il doit y avoir la largeur suffisante pour que… Je pourrais m’y glisser… Pardon Monsieur ! Je vous prie de bien vouloir m’excuser Madame ! En me plaçant discrètement derrière le chevalet, adossé légèrement au mur, je pourrais attendre ma Bérénice sans déranger les gens. Tentons l’expérience. Ce serait drôle qu’on me prenne pour un gardien… ha ! ha !

J’Y SUIS ! Ouf… Je n’ai rien fait tomber. Je peux remuer latéralement. Bérénice se fait toujours espérer, mais je suis dans la position idéale pour la voir arriver. Et vice-versa. Quand elle débouchera de la dernière salle, je lui sauterai aux yeux, c’est le mot ! Ma taille se trouve à la hauteur où est posé le cadre, et la barre supérieure de celui-ci me dépasse d’environ dix centimètres. Ce tableau me va comme un gant ! Me voici enfin tranquille, sinon transporté

*

Dans les salles, j’avais l’impression d’une cohue de visiteurs. En voyant ceux-ci s’acheminer vers la sortie, je m’aperçois qu’ils sont moins nombreux que leur flux ne me le faisait croire. Ce n’est plus la foule, ce sont des personnes dont je puis saisir avec précision la silhouette, détailler l’allure, reconnaître les traits. Cette ravissante dame, par exemple, qui nous vient à petits pas de la dernière salle, avec un petit air d’extase maîtrisée, une sorte de Marilyn Monroe aux appâts souverains, comme dit le dictionnaire… mais quoi ?

Comment ? Elle vient vers moi ! elle… me regarde… intensément… m’approche !… Oh là, nous ne nous connaissons pas, voyons… je ne suis pas l’appariteur, je ne renseigne personne, je… Plus un geste !

Elle ralentit le pas, elle vérifie si ce Monsieur, derrière elle, l’a bien suivie comme son petit chien. Je ne respire plus, je fixe mon regard au lointain, sur la ligne bleue des Vosges, par delà son bizarre chapeau, par delà les confins des sphères étoilées… Je ne suis pour elle que le portrait d’un inconnu, elle ignore qui je suis. Elle ne m’aura pas !

L’indiscrète ! Elle me toise, elle promène les yeux sur « moi » comme pour admirer mon buste, ou suspecter une supercherie… à moins que… cela va-t-il finir ? Elle me dévisage, me palpe du regard, me fouille au corps comme un policier. Ça va finir par me chatouiller... Je me fais statue, c’est ma seule défense ! J’ai bien perçu l’azur de son regard, mais je ne puis me trahir en y plongeant le mien. Les yeux me picotent, je voudrais les fermer. Ne pas respirer. Ne pas transpirer, surtout ! Le supplice va-t-il durer encore longtemps ? Madre de Dios ! elle s’est tournée vers lui, son homme, pour lui glisser un mot que j’ai cru laudatif ! Elle me prend pour une œuvre d’art ?!

J’écoute, j’entends, et elle l’ignore ! Elle vient d’ajouter quelque chose comme « plus vrai que nature », elle pose à nouveau sur moi des yeux qui clignent, l’idiote, comme pour saisir l’essence du « tableau » que je suis, et je crois ouïr les mots « parfait portrait d’occidental » ! La voici qui s’englue dans le réalisme !

Eh, mais… Brutalement, elle se détourne ! Elle prend congé de « moi », enfin de nous, mon portrait et moi, comme si nous n’avions jamais existé ! Elle nous renvoie au néant, satisfaite de nous avoir jaugé, sans autre forme de procès, et puis s’éloigne avec son petit chien, d’un petit pas tranquille de bourgeoise comblée, d’occidentale nantie – « plus vraie que nature », elle aussi – ça oui, on peut le dire !!!

J’ai pu légèrement souffler, battre des paupières, humecter mes yeux. Hélas ! le défilé se poursuit, et Bérénice n’arrive pas. Je finis par me demander s’il n’y a pas eu malentendu entre nous. Deux personnes sur trois me regardent à peine, comme si leurs yeux m’époussetaient d’un « bof » désabusé ; mais l’une au moins me contemple d’un air plus ou moins distrait, plus ou moins ravi, m’auréolant à l’évidence de l’admiration due au sieur Matuvu Hiroshi. Je n’en mérite pas tant, et je m’en passerais bien !

Je ne bouge plus, ou seulement les rares instants où l’on me perd de vue (ah, quelle expression !). Sinon, je sais qu’au moindre signe, on me prendrait pour un fraudeur, on sonnerait l’alarme, on m’arrêterait. « Arrêté », immobilisé, comme si je ne l’étais pas déjà ! Bizarre, ces synonymes qui vous enferment ! On n’échappe pas à l’ankylose ! Bon, il faut que je résiste. C’est fou ce que la pensée s’engourdit quand on reste debout sans bouger. Les yeux me piquent, cela me tient éveillé, mais c’est insoutenable. Insoutenable de garder les yeux ouverts… dans une galerie d’art, c’est un comble ! Me voici philosophe, chère Bérénice ! Qu’est-ce qu’un philosophe ? Quelqu’un qui, dès qu’il ouvre l’œil sur le monde, a les yeux qui lui piquent ! La simple pensée de devoir les ouvrir le démange déjà. Quelqu’un qui, devant toute réalité, a d’abord besoin de se frotter les yeux… ah, mais !

Ouf ! je viens de m’octroyer un battement de paupières entre deux admirateurs… qui n’y ont vu que du feu ! Admirateurs ? Disons plutôt « mirateurs », c’est plus court donc plus exact. Heureusement, tout le monde ne me regarde pas. Le pire, ce serait l’attroupement. Quand je ne fixe rien de particulier, c’est plus supportable. Au risque de manquer le passage de Bérénice ? Je ne sais. Bérénice, Bérénice, dis-moi, quand reviendras-tu ? Tu ne vas tout de même pas me laisser en plan ! Quoi, ça dépend de ton programme ? Au moins, moi, mon programme est simple : regarder le monde sans le voir, et penser sans fermer les yeux.

Je me rappelle avoir vu des comédiens grimés, sur les trottoirs, qui affectaient une immobilité absolue, subjuguant le public. Les passants s’arrêtaient sur cette image, guettant le moindre mouvement fautif ; mais les mimes restaient figés comme des statues, et au bout de cinq minutes, les « mirateurs » déposaient leur obole dans l’escarcelle comme pour s’autoriser à reprendre leur course, à revivre ! Comment faisaient-ils, ces comédiens ? La réponse est simple, ils se concentraient : ils ramassaient tout leur être en son centre de gravité, condensaient leur matière comme les trous noirs dans l’espace-temps, sans mouvement, sans vie, de sorte que le moindre rayon magnétique émanant de leurs yeux était aussitôt rattrapé par l’attraction infinie de la densité de leur masse ! J’ai le destin d’un astre noir.

Je dois me concentrer. N’être qu’un point qui pense, où se confondent l’alpha et l’oméga de ma vie. Un point masqué, au cœur du cadre que mon buste semble occuper tout entier. Quand je pense qu’il y a une ou deux personnes qui viennent de se pencher au bas de mon côté gauche, pour y chercher la signature du maître ! Que ce tableau cache ma réalité, le lieu précis où je me sens être, voilà ce que je désire ! Chère Bérénice, en me retrouvant, tu comprendras ! Toi seule peut-être… Si du moins tu parviens à me reconnaître dans ce « portrait ». C’est étrange, je suis à moi-même mon propre autoportrait. Comme j’aimerais mirer cela dans une glace pour vérifier si ça me ressemble ! Moi qui ai toujours détesté me voir en photo, ou me regarder dans un miroir ! Ce n’était jamais moi ! Si bien que je n’ai jamais pu me voir en peinture, ha ! ha ! Alors, être livré au voyeurisme d’autrui…

Le plus drôle, c’est qu’il y a des gens, des « mirateurs », bref des « clients » qui semblent tomber en arrêt sur moi. Mon ankylose doit être contagieuse. Qu’est-ce qu’ils me trouvent ? Est-ce que je leur rappelle quelque chose d’eux-mêmes ? Je l’ignore. À force de me concentrer, j’ai peut-être condensé en mon point oméga une masse magnétique telle… que j’attire. Je suis un corps céleste ! On vient à moi, d’un air parfois distrait, parfois profond, parfois même amusé. Je divertis les passants. J’amuse la galerie – sans commentaire !

L’un dit : « C’est nul ! J’en ferais autant avec mon appareil photo ». Une dame s’esclaffe : « On dirait un tableau en relief, c’est du 3 D ! —  Illusion d’optique, ma chère ! persifle le mari : c’est tout bonnement du trompe-l’œil. »

Tiens, voici un « beauf » qui se plante là, tout debout, à ma hauteur, légèrement éméché, – sa moustache sent le vin. J’évite son regard imbécile, mais je perçois tout de même, au bord de mon œil gauche, la grasseur violacée d’un visage mal rasé évoquant une figure à la Rembrandt. Il me mire, je me marre, jusqu’à ce qu’il balbutie à l’adresse de sa copine : « Il a l’air vivant, dis donc ! » Connard ! Il me croit donc mort ? Pour un mort apparent, j’avoue qu’il n’y a rien de plus drôle que le spectacle des vivants ! Sait-il, ce béotien, que j’en lis davantage sur son visage qu’il ne s’imagine en apprendre du mien ? Tel est vu qui croyait voir ! À nous deux, Big Brother ! Je suis plus vivant qu’eux ! je vois tout, j’entends tout, je les piège tous ! Ah, s’ils savaient ce que je pense de leur comédie, ces amateurs qui jouent à m’ausculter d’un regard artiste, et décident de moi à coups d’avis définitifs ! Si j’amuse la galerie, eh bien, que la galerie m’amuse !

Et voici la meilleure : la copine du « beauf », accédant à la réflexion critique, lui demande soudain : « Ça coûte combien, à ton avis ? » Incroyable ! Je ne suis pas à vendre, ma p’tite ! Je n’ai pas de prix… Mais les voilà qui se détournent. Elle le précède, elle mène le jeu, et lui s’en va en clopinant, je le vois qui s’éloigne, le dos massif et sans âme, dans la « fenêtre » de mon cadre, jusqu’à ce qu’il s’éclipse et devienne « hors champ ». Ironie du sort : me voici nié par un de ces types dont on se dit parfois : « Ce gars-là, je ne peux pas l’encadrer ! » ! Ha !

*

Je n’ai pas tort de parler de « fenêtre ». Je n’avais pas vraiment pris conscience que tout ce que j’observe, délimité par les barres rectangulaires de mon propre cadre, est en quelque sorte aussi « encadré » que moi ! Étant légèrement en retrait, à la différence d’une toile indistincte de son tableau, je me trouve dans la position de quelqu’un qui voit les gens passer depuis la vitre d’un train. Je suis à l’arrêt, dans un compartiment, ils sont sur le quai, allant et venant. Par moments, j’ai même l’impression qu’ils ont moins de réalité que certains personnages exceptionnellement réussis par Hiroshi Matuvu. Tout ce qui s’anime sous mes yeux, pourtant fugace, m’a l’air étrangement inanimé. Je crois me souvenir d’une séquence de film où l’on voit, dans une galerie de nobles tableaux, les sujets profiter de la nuit pour descendre du mur et se livrer à des sarabandes mondaines, jusqu’à ce qu’ils regagnent, au point du jour, le tombeau vertical où ils singent l’existence. C’est à ce divertissement qu’il me semble assister. Que se passe-t-il ? Une « poche de songe » aurait-elle envahi mon vécu ? Jusqu’où cette comédie nous mènera-t-elle ?

Il est vrai qu’en l’attente de Bérénice, j’ai de quoi me divertir. Pourtant, je me sens soudain seul. Tout ce monde, finalement, m’ennuie à mourir. J’exècre les musées ! Pourquoi suis-je là ? Pour quoi me prennent-ils ? Pour qui se prennent-ils ? Les secondes s’écoulent ; les bruits et les pas s’éternisent dans la galerie ; tous ces passants, qui traversent le présent en ayant l’air de savoir où ils vont, me laissent rêveur. Le temps passe, le temps m’oublie. Serait-ce le moment de chanter ma complainte ? Soit ! « Si tu savais, ô Bérénice, comme je suis seul dans mon tableau ! » Trop lyrique, et même grotesque ! Reprenons : « Mais toi, ne veux-tu pas, ma tendre Bérénice, venir tout près de moi… et puis qu’on en finisse ? » Trop baudelairien, ou trop racinien. En tout cas, trop ancien. Et puis, quelle idée de tutoyer l’aimée, comme si cela comblait l’absence, ou même hâtait les pas qui la conduisent à moi ! Bon, finie la poésie. Il faut tenter de rire. Voici près d’une heure que j’attends ! à croire que ma douce est passée sans me voir ! Ce serait trop drôle ! Tu serais en train de m’attendre à la sortie du musée… immobile statue dans le froid du soir ! On en rirait sans doute en se retrouvant plus tard… ou trop tard !

Faisons le point. Il faut positiver. Être sérieux, sans pour autant se prendre au sérieux. La visite de l’expo se faisant à sens unique, Bérénice finira bien par arriver, et par me repérer sans même que j’aie à lui faire signe. Il me suffit d’attendre encore. Sans rire ni pleurer. La comédie a assez duré. D’ailleurs, les comédies ne durent jamais éternellement. Il y a un dénouement. En ce qui nous concerne, le dénouement aura lieu à la fermeture des portes, selon toute probabilité. Je serai libre, alors, de sortir de mon carré, de changer de tableau, de partir avec elle. Voilà la vie : c’est quand la galerie ferme qu’on peut quitter son rôle ! On change alors de cadre, c’est le mot ! Parfois même, on bascule dans un cadre profond, un coffre en bois, et pour toujours ! C’est notre destin à tous, mon bon Monsieur, ha ! ha !

Bon, revenons à nous. Ouvrons les yeux, bien que je n’aie pas manqué de les garder ouverts… Je sens Bérénice sur le point de venir. Les admirateurs sont moins nombreux. Rien de ce qui se passe ne peut m’échapper. Je ne regretterai pas cette heure passée à méditer sur l’univers des salons que l’on doit visiter. Je serais presque prêt à examiner davantage ce genre de situation. Bérénice sera bientôt là, tra-la-la la-la ! comme dit la chanson, tra-la-la…

………………………………………………………

BÉRÉNICE ARRIVE !

C’est elle, c’est bien elle, de son pas hésitant, les yeux cherchant à se frayer un chemin parmi les ombres et les lumières du couloir. Je la laisse me chercher et me découvrir, jubilant d’avance de sa surprise.

Elle s’avance. Elle n’est plus très éloignée du tableau en chair et en os qui enferme ma personne. Ha ! ha ! Que va-t-elle faire, et comment réagira-t-elle ? Se sent-elle épiée par mes yeux, qui pourtant ne quittent pas la ligne bleue des Vosges ? Comment savoir ?

Elle s’immobilise. Son regard a paru se projeter jusqu’à la sortie, puis, ne m’y ayant pas trouvé, elle marque le pas, se pose, demeure interrogative. Elle me semble avoir minci et pris de la hauteur. À moins que mon cadre ne m’ait rapetissé. Elle se met à tourner la tête lentement, elle amorce un panoramique qui enchanterait un cinéaste, elle va bientôt me voir, je ne peux pas lui échapper ! Je songe bêtement à la Tour Eiffel, dont le phare tourne au-dessus de nos têtes sans éclairer personne. Et voici que ses yeux, qui croisent pourtant les miens, ne s’y arrêtent pas ! – comme si son étrange regard, venu du septième ciel, ne pouvait que me traverser et se perdre dans le brouillard.

Que se passe-t-il ? Elle continue de pivoter sur elle-même, balayant des yeux les peintures à l’entour ! Elle n’a donc rien vu ? Elle m’aurait confondu avec tous ces tableaux qui ne la transportent pas ?

Je suis sidéré. Je demeure là, incapable de bouger, tout en gardant au fond du cœur un impossible espoir. Je devrais la héler, jeter un cri, l’appeler en douceur ! Ou simplement souffler son nom, en lui tendant les mains ! Si elle ne peut me voir, elle doit pouvoir m’entendre, n’étant qu’à quelques pas de mon portrait !

Quand elle m’a regardé, j’ai eu l’impression que le cadre où je suis était redevenu vide. Un effet de la radioactivité ? À moins que… Peut-être n’ai-je jamais été pour elle qu’une illusion d’optique ? Elle voit enfin clair. « Tu comprends, Pascal… » Où sommes-nous ? Ce n’était pourtant pas à moi de faire le premier pas ! Je n’ai plus l’âge de courir dans les bras de l’Aimée. C’était tout de même à elle de me reconnaître !

Elle repart ! Ayant accompli sa lente rotation, son visage – comme aimanté – s’est fixé sur la sortie. Que nous arrive-t-il ? Elle s’éloigne comme une ombre qui glisse sur le parquet flottant, entourée de silhouettes qui valsent lentement. Elle s’en va sans regret. Je n’ai pas su la retenir. Ses pas semblent la suivre, dans ce long corridor où les tableaux et les gens ne se distinguent plus. Elle s’en va ! Je la sens vaguement s’estomper au bord de mon regard. Elle poursuit son rêve de vie dans la galerie du monde… Elle disparaît de mon champ visuel.

Bérénice est partie !

Je ne bouge pas. Je n’ai plus à l’attendre. Allons, je savais bien qu’un jour ou l’autre, elle ne reviendrait plus !

Notre aventure n’est au fond que l’histoire d’un rendez-vous manqué. Peut-être une simple hallucination, bien vite dissipée. Si l’on ne veut pas se perdre, il faut se tenir par la main.

Je ne bouge plus. Je ne souffre guère. Je ne suis pas si mal, dans le cadre où je me trouve. Je n’ai plus personne à attendre.

Je n’ai plus personne à attendre… enfin !

Ha, ha…

F.B.H.


* Extrait de Youm, le cheval qui lisait avec ses narines (disponible sur ce site)


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