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Les Jeudis du Songeur (77)

ON NE NAÎT PAS HOMME, ON LE DEVIENT

Un Songeur sachant songer se demande parfois si un fait divers, par définition toujours anecdotique, peut faire naître en son âme des méditations intemporelles.

La réponse est : oui.

En voici deux exemples, pris dans l’actualité de ces dernières semaines :

1/ Un chauffard en état d’ébriété, arrêté par les gendarmes pour excès de vitesse, a mordu leur chien policier.

2/ Un chasseur s’apprêtant à chasser s’est pris une décharge de chevrotines par son chien qui jouait avec le fusil.

Nous nous abstiendrons ici de toute curiosité malsaine, comme de savoir ce qu’il est advenu des protagonistes de ces affaires. Ce sont-là des points de détail. Nous aborderons en revanche directement la question essentielle : lesquels des animaux en présence se sont montrés les plus humains ?

Le chien policier s’est magnifiquement conduit. Renonçant à toute vengeance personnelle, il s’est montré à la hauteur de sa mission : policer, c'est-à-dire civiliser la bête humaine, au risque de s’en tirer avec quelques blessures du second degré.

Le chien surdoué qui a actionné le fusil, non sans imprudence il est vrai, a manifesté un incontestable intérêt cognitif, alliant à son flair ancestral une étonnante habileté technique.

Le chasseur blessé, symbole de l’arroseur arrosé, a prouvé l’incommensurable stupidité de l’animal humain.

Quant au chauffeur qui mord les chiens, il démontre à l’évidence qu’au sein de l’espèce dite « humaine », l’humanité n’est pas une donnée préétablie, mais un programme à venir.

On ne naît pas homme, on le devient !

Telle était bien la conviction des humanistes, et sans doute du plus célèbre d’entre eux : l’ami Érasme (1469-1536). En témoigne l’axiome qui, selon lui, doit présider à l’éducation des enfants : « At homines, mihi crede, non nascuntur, sed finguntur. »* Littéralement : En ce qui concerne les hommes, à mon avis, ils ne naissent pas hommes, ils sont façonnés comme tels. À l’encontre des espèces végétales, qui sont telles quelles dès leur éclosion, l’humanité de l’être humain n’existe qu’en puissance. Elle n’est pas toute faite, elle n’est pas donnée clefs en main par la seule naissance. Elle s’acquiert par « l’institution » de l’enfant : c’est-à-dire ce qui « l’institue », ce qui le pose, ce qui l’élève, le fait grandir. « Institution » est comme on sait synonyme d’éducation : éduquer signifie étymologiquement « conduire vers le haut », ou encore dresser, au sens propre du mot. D’où cette traduction (tentante) de l’aphorisme d’Érasme : On ne naît pas homme, on le devient, qui semble pasticher le postulat de Simone de Beauvoir : On ne naît pas femme, on le devient (Le Deuxième sexe, 1949, début du Tome II). Alors que c’est peut-être bien elle qui s’est d’abord inspirée de la formule d’Érasme, en en modifiant la visée.

Car s’il est vrai que l’une et l’autre formules attestent la malléabilité** foncière (quoique relative) du petit être humain en voie de formation, leurs perspectives sont fort différentes.

Pour Simone de Beauvoir, le « devenir-femme » est une aliénation. Le bébé de sexe féminin subit en effet un formatage qui le mue en « femme-faite-pour-l’homme » (pour son service, son travail, ses exploits, son plaisir, sa reproduction, sa consolation). Cette négation de sa liberté, cette réduction de son potentiel humain, sont mis au compte de sa nature ou de sa vocation, afin que nulle ne s’en échappe. Même idéalisée, la « femme » demeure encore instrumentalisée. Elle est la fonction seconde de l’animal humain, elle est le « deuxième sexe » ordonné aux finalités du premier.

Thèse lumineuse, à discuter sans doute, qui a le mérite d’illustrer la façon dont « l’ordre établi » pérennise une condition sociale en la faisant passer pour une nature éternelle.

La visée de l’Humaniste est à la fois plus large et plus « positive ». S’il parle de l’homme, c’est bien entendu de l’être humain global (fille ou garçon). Et s’il ne nie pas la nécessité de modeler l’enfant de l’homme, par un conditionnement éducatif qu’il nommera « discipline », c’est pour le conduire à la liberté de se choisir, par la connaissance et la maîtrise de soi (inséparables), et en référence aux nombreux exemples d’hommes « dignes de ce nom », tels qu’ils lui sont transmis par la civilisation à laquelle il appartient. D’où l’importance des témoignages oraux ou écrits, de l’accession à la culture sous toutes ses formes, qui le nourrissent de tout ce qui va lui permettre de se construire, de se conduire, d’accéder à l’humanitas (raison pour laquelle on disait « faire ses humanités »), de désirer « bien faire l’homme » (Montaigne), de devenir « honnête homme », et tant qu’à faire, homme de bien.

Il ne suffit donc pas de naître au sein de l’espèce humaine pour accéder à la dignité humaine. L’humanité (individuelle ou collective) demeure une conquête de l’homme sur lui-même. Elle implique que l’on sélectionne et cultive en nous tout ce qui élève l’humanité (Liberté, Égalité Fraternité), et simultanément, que l’on réprime tout ce qui tend à nous rendre « inhumains ».

On comprend dès lors la place éminente que prend la pédagogie dans cette conception : la « nature » de l’homme ne se réduit pas à son essence native (biologiquement déterminée), elle est culture : culture de la liberté, de la conscience et de la maîtrise de soi, en dehors de quoi l’homme (dans sa double version, féminine/masculine) n’est pas humain. C’est d’ailleurs là une banalité dont on répète qu’elle est banale… pour se dispenser de trop la méditer.

Et l’on comprend aussi tout ce que doit la pédagogie dite « moderne » à cet humanisme, à son respect de l’enfant promis à la magnifique aventure du devenir humain, à l’écoute de son étonnant potentiel dès le plus jeune âge (le bébé est une personne), aux ménagements que pratique de nos jours toute autorité responsable, par opposition aux brutalités des « dressages » à l’antique manière, imprégnée d’esprit militaire, cet oxymore.

Il va de soi également que la parole érasmienne – on ne naît pas homme, on le devient – ne doit pas pour autant légitimer ce que sont devenus les excès de cette « pédagogie moderne », lorsqu’elle en vient à tant respecter la liberté « humaine » de l’enfant… qu’elle l’enferme dans ses pulsions spontanées, confond envie immédiate et désir profond, et, renonçant à lui enseigner la maîtrise de soi, le voue à devenir l’esclave adulé des sirènes de la société de consommation.

Car cet enfant qui précède l’homme, lorsqu’il demeure « livré à lui-même », est bien à l’image et ressemblance de notre chauffard (infantile) qui s’enivre et qui mord. Il est l’enfant gâté, surprotégé, à qui l’on a refusé l’expérience formatrice de la frustration nécessaire. Il se mue dès lors en tyran domestique, d’autant qu’il vit lui-même sous la tyrannie de ses envies et de ceux qui les flattent (les publicitaires).

L’enfant merveilleux appelé à devenir homme, c’est aussi d’abord ce touchant petit monstre immature qui ne songe qu’à bâfrer, sucer, mordre, grogner, rager, jouir, casser, écraser, dominer, torturer (ses père et mère, ou sa fratrie) bref, à assouvir seul ou avec d’autres cette fameuse pulsion de pouvoir qui se complaît (à tout âge) à faire souffrir autrui pour éprouver sa toute puissance.

L’enfant adorable, c’est encore et enfin ce manipulateur pervers qui ne veut pas entendre ce qu’il a trop bien compris (et qu’on s’efforce en vain de lui réexpliquer), et à la violence duquel pourra seule mettre un terme la force physique de l’adulte qui ose enfin assumer ce qui le fait adulte : l’autorité***.

J’en sais quelque chose : je crois avoir été enfant.

Le Songeur  (10-12-2015)


* Pour le contexte de cet extrait, voir :
http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/actualites/nouvelles.cfm?num=155

** Puisque nous en sommes aux étymologies, rappelons que « malléable » vient de « martellus » (marteau) et signifie d’abord : qui peut être martelé… Ce qui nous rappelle certaines éducations.

*** On peut lire à ce sujet La Névrose psy d’A. Valterio (Favre, 2014), lui-même psychothérapeute qui, à partir de nombreux exemples, montre en quoi la « psychologisation » outrancière de l’enfant aboutit à l’innocenter en le « comprenant », c’est-à-dire à le déresponsabiliser au lieu de l’éduquer. L’enfant trop « materné » », trop compris, demeure si bien un enfant « à problèmes » que ses éducateurs, culpabilisés, s’en remettent aux psys au lieu d’oser l’autorité (peut-être pour avoir eux-mêmes manqué de modèles adultes au cours de leur enfance).
Signalons que notre auteur va jusqu’à reprocher à certaines féministes « libérées » de pratiquer le chantage à la victimisation pour, à leur façon, se mettre à dominer l’homme en le rendant coupable, – ce pelé, ce galeux, ce trop minet ou ce trop mâle, ce maudit animal enfin, d’où toujours vient tout le mal…



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