AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (14)

JÉSUS, OU L’HOMME SOUFFRANT (suite)

Je songe – je n’ai pas cessé – à cette formule intemporelle de Pascal citée jeudi dernier : Jésus est en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. C’est vraiment dans cet énoncé qu’il est judicieux de remplacer « Jésus » par « l’Homme souffrant » pour atteindre une vérité qui vaut pour toute personne et toute société.

Ne pas dormir, pendant cette agonie qui ne finit pas, c’est chaque jour enrayer par des actes de vie toutes les forces ou pulsions de mort qui nous blessent, c’est se donner des moments de joie contre toutes les racines de la frustration, c’est poser des gestes de paix ou de compassion à l’égard de tous les souffrants du monde, et encore oser des actions politiques minimales ou maximales contre toutes les sources d’injustice ou d’inégalité. Ne pas dormir, c’est travailler à l’essor des êtres, favoriser le progrès des consciences, animer les cœurs, donner sans fin du sens à l’agonie elle-même (agonie, du grec agôn, signifie « combat »). C’est un programme d’Espérance en l’être humain (cf. Bernanos : La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté). Et le Juste apprend vite qu’on ne peut guère panser la moindre blessure de l’Humanité sans qu’il nous en coûte quelques larmes…


Le Jésus de Pascal est le Juste suprême. Il va jusqu’à comprendre que ses amis puissent ne pas comprendre. Il s’avoue peut-être qu’il n’aurait pas reconnu - avant de l’éprouver lui-même - le caractère singulier, irréductible, de la déréliction. Ainsi l’Homme souffrant, du fond de sa solitude, entre-t-il en sympathie avec l’indifférence des autres : il les perçoit d’un point de vue quasi divin, dans leur être et dans leurs limites, il espère qu’ils comprendront sans doute un jour, mais plus tard, à l’heure de leur propre mort peut-être, et qu’il est inutile de vouloir hâter ce qui ne doit venir qu’à son heure. Le Juste garde donc son amitié à ses amis qui ne l’aident pas.

Ce Juste est-il un Dieu qui s’est fait homme, comme le croit Pascal, ou un Homme exprimant la part divine qui est en lui, au risque de rencontrer Dieu au cœur de sa souffrance ? Je ne sais pas. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. Ne t’inquiète donc pas. Ces paroles du Souffrant, à ce niveau de souffrance, expriment sans doute le mystère de l’être, la présence en lui de cette conscience, instinct divin dont parle Rousseau.

Ne t’inquiète donc pas. S’inquiéter, au sens classique, c’est ne pas savoir rester en place, c’est bouger toujours en quête de chimères. Ne t’inquiète donc pas : ne t’agite pas inutilement, car ta vie est pleine de sens, même si tu ne les reconnais pas. Ta vie déborde de fécondités, même si tu ne peux les mesurer…


Si la méditation de Pascal ne suffit sans doute pas à élucider le mystère de la souffrance, elle en établit du moins le paradigme : l’abandon à la colère des choses, la solitude vis-à-vis des hommes, la détresse spirituelle (la mort de l’âme), l’urgence de la combattre, la saisie douloureuse en soi-même de cette part divine qui conduit à comprendre autrui de l’intérieur… Et la paradoxale sérénité vécue par certains Justes lorsqu’ils touchent le fond de l’infinie souffrance.

L’homme contemporain trouvera-t-il là un peu de Paix, un peu de Sens ? Je n’en sais rien. À chacun de s’interroger. Dans le naufrage de nos souffrances quotidiennes, le texte pascalien est comme la boîte noire qui pourrait éclairer un peu de ce qui nous arrive. Mais qu’on n’a pas fini de déchiffrer…

Le Songeur  (24-04-14)



(Jeudi du Songeur suivant (15) : « CUEILLEZ DEMAIN DÈS AUJOURD’HUI »)

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