OVH AFBH-Éditions de Beaugies 
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La véridique histoire

du

CÉRÉBRO-SCRIPTEUR


— 15 —

Où l’on assiste enfin, six mois plus tard, au lancement dans l’Hexagone du CRRS citoyen.

(Episode précédent)


C’est lorsqu’il put tester son premier Cérébro-scripteur que le Président se demanda si sa décision de le produire si vite n’avait pas été quelque peu hâtive. Il découvrait soudain l’Inconscient présidentiel… lequel, bien sûr, était structuré comme un langage ; mais quel langage ! Un vocabulaire ordurier. Un style primaire. Des pulsions de bouffe, de viol, de meurtre. Un désir d’humilier autrui, d’écraser ses rivaux, de prendre tous les pouvoirs, de jouir de tous les harems. Et tout cela, aux antipodes de l’humanisme intégral tant de fois proclamé par le Chef de l’état, au fil de ses discours électoraux.

Or, ce premier jet de son cerveau reptilien, imprimé noir sur blanc, lisible par la plupart des espions internationaux sur nos ordinateurs trop vulnérables, pouvait être vu, lu, divulgué par les adversaires du Président, et pire, commenté par ses amis… À l’évidence, il fallait sur-le-champ imaginer des correctifs gommant et neutralisant les données brutes du CRRS. Un seul homme pouvait le tirer d’affaire : Urbain Cesfron, le grand Communicant filtrant, assisté de Jean-Pascal Félix, le génial chercheur dont il avait négligé les mises en garde.

Il va de soi qu’en convoquant ces deux personnes maîtresses de l’affaire en cours (il n’y manquait que Limogeard, pour des raisons précises que nous découvrirons plus tard), le Chef de l’État avait pris toutes ses précautions. Il s’était enquis de ce que savait réellement Urbain Cesfron, et savait donc qu’il savait, tant le Ministre de la communication était accoutumé à espionner l’ordinateur du Président. Bien entendu, Urbain Cesfron savait que le Président savait qu’il savait, ce qui devait donner à leur dialogue une délectable saveur de franchise distillée.

Quant à Jean-Pascal Félix, qui se doutait des embarras que devaient essuyer les autorités, il avait convenu, sur le conseil de Jika, de paraître découvrir naïvement les subtils « dysfonctionnements » du Cérébro-scripteur. Il savait qu’on lui en ferait supporter la responsabilité. L’inconvenance eût été de clamer : « Je vous l’avais bien dit ! »

À vrai dire, depuis six mois, tout en étant largement débordé, jour et nuit, par le suivi logistique de la fabrication du CRRS, comme on l’a vu, l’ingénieur Félix poursuivait secrètement sa recherche spirituelle, sa quête fervente de la Voix de Dieu qui ne pouvait pas, selon ses intuitions, ne pas se faire entendre, enregistrer et inscrire comme toutes celles qui traversaient la pensée des hommes.

— Tu te fatigues en vain, disait Jika, dans leurs rares moments d’intimité.

— Ah oui ? Et pourquoi donc ?

— La voix de Dieu, il y a longtemps qu’elle s’est adressée aux peuples, qui l’ont retranscrite.

— Ah ? Tu m’étonnes ! D’où sais-tu cela, s’il te plaît ?

— Et la Bible, mon doux ami, ça ne te dit rien ?

En réponse à son rire, il avait haussé les épaules. Ce qu’il recherchait, lui, c’était le timbre unique, la parole essentielle et personnelle que Dieu envoyait à l’âme de chacun. Pour cela, il tentait de mettre au point l’ASP (l’Anti-Spam Pulsionnel), un logiciel qui devait bâillonner, dans notre for intérieur, toute voix susceptible de troubler la Parole céleste. Et il était bien près de réussir son challenge, non sans songer aux services qu’il pourrait ainsi rendre à la nation.

Loin de paraître catastrophé, le Chef de l’État accueillit nos deux responsables comme des amis de longue date. Il les félicita et se félicita de l’engouement foudroyant que suscitait le CRRS dans le public, grâce aux médias. Il les félicita, et se félicita, de l’intérêt immédiat et du succès obtenu, qui suscitait déjà une forte envie « à l’international ». À ce sujet, il fit état des éloges, à Moscou, d’une invention dont le principe légitimait une pratique de prophylaxie culturelle fort répandue en Russie, dite « lavage de cerveaux . Puis, au nom de la France, pour laquelle il se prenait, s’interrogea à voix haute sur les améliorations que l’on pouvait encore apporter à un produit aussi miraculeux, qui ne tarderait pas, en six mois, à rétablir l’équilibre de la BPCE (Balance des Profits du Commerce Étranger).

— La grande satisfaction qu’éprouve le public, s’empressa de dire Urbain Cesfron, c’est de se connaître lui-même. Socrate, nous voilà !

— C’est juste, concéda le Président.

— Et cette satisfaction se double d’un plaisir plus délectable encore, suggéra Urbain : c’est de connaître aussi le fin fond de l’âme de nos frères ou sœurs, parents, amis, voisins, pour peu qu’on ait accès aux ordinateurs qui impriment leurs pensées secrètes.

— C’est clair, dit le Président, en souriant plus largement encore qu’Urbain Cesfron lui-même. À vrai dire, cet appareil sublime met en cause la parole antique : « Seul Dieu sonde les reins et les cœurs ». Mais vous, cher Félix, qu’en dites-vous ? N’y voyez-vous aucun inconvénient ?

— Une telle transparence ne peut desservir que ceux qui ont quelque chose à cacher, fit remarquer Jean-Pascal, trahissant une fois de plus, donc de trop, ses limites ès diplomatie...

— Je comprends cela, dit le Chef de l’État. Mais l’on m’informe aussi qu’une certaine panique vient de se produire dans certaines ambassades.

— Comment cela ? fit Urbain Cesfron, qui en avait été informé bien avant le Président.

Il s’avérait que certains espions, spécialisés dans l’intelligence économique, avaient abreuvé d’appareils – venus du sol français – les Services secrets de leurs propres ambassades. À tous les échelons de la hiérarchie, divers responsables avaient aussitôt usé et abusé de l’appareil. Si bien qu’en quarante huit heures, en dépit des transcriptions absconses encore trop nombreuses qu’affichait le CRRS re-stylé, les diplomates de tous les pays se connaissaient en profondeur mutuellement. Pire : les données de l’Inconscient primaire du moindre homme de pouvoir, bien au-delà des archaïques écoutes téléphoniques, éclataient aux yeux de tous ses subordonnés !

— Vous rendez-vous bien compte ? conclut le Président, sans dire un mot de son propre cas.

C’est alors que le téléphone rouge sonna. « Moi-même ! dit le Chef de l’État en appuyant sur on/off. Comment se porte votre Éminence ? Mal ? comment ça, « mal » ?… mais en quoi la hiérarchie serait-elle menacée ? »


(À suivre)


Le Songeur