AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Le Mouvement Frères des Hommes
     Les Acteurs témoignent

(Parangon, 496 p., 20€, 2012)


Présentation

En 2008, plus de 40 ans après la naissance de Frères des Hommes, une trentaine d’anciens volontaires (hommes et femmes) se sont réunis en Inde, non loin de Pondichéry, à l’initiative de quelques uns d’entre eux. Leurs engagements dans l’association s’étageaient de 1968 à 1990. Certains lui avaient consacré trois années de leur vie, d’autres bien davantage. Les uns avaient travaillé en Afrique, d’autres en Asie ou en Amérique du Sud. Tous avaient été marqués par ce passage, par l’expérience exceptionnelle qu’il leur avait été donnée de vivre. Aussi désiraient-ils se retrouver, pour le plaisir d’être ensemble bien sûr, mais aussi pour s’interroger mutuellement sur leur histoire collective, en regard de la situation actuelle du monde, et en particulier des nations demeurées les plus pauvres.

Chacun attendait plus ou moins des autres des éléments de réponse à ces questions qui leur étaient communes : qu’est-ce que ce mouvement dont nous avons été membres ? Quel est cet esprit qui nous a traversés ? Comment nous a constitués cet organisme que nous avons constitué ? En quoi cette expérience de « frères » des Hommes a-t-elle infléchi la trajectoire de nos vies ? Et quelle a pu être sa fécondité réelle dans l’amélioration du sort des plus pauvres, compte tenu de l’injustice qui continue de régner dans tant de pays ?


Pour mesurer l’intensité de ces questions, il suffit de citer ces quelques lignes qui résument ce que représentait le choix d’être « volontaire » au début des années 1970 : « J’avais un diplôme, une profession, des amis… mais je sentais qu’il existait autre chose que la recherche du bonheur personnel. Je me considérais comme responsable de tous ceux qui m’entouraient : je voulais apporter et partager mes connaissances. Étant disponible, j’ai cherché à le faire avec ceux qui en avaient le plus besoin. Être volontaire, c’est refuser d’admettre qu’un paysan touareg ou indien s’échine indéfiniment à gratter la terre sans pouvoir nourrir sa famille. C’est vouloir être solidaire, donc aller vers lui, travailler et vivre avec lui pour le comprendre, et découvrir ensemble les premières solutions qui sont le plus souvent des améliorations techniques. Alors naît l’espoir. Être volontaire, c’est vouloir animer pour regrouper, à l’échelle d’un village, d’une communauté, les espérances individuelles afin de les libérer des contraintes paralysantes. On est très loin d’une aventure ou d’une expérience vécue dans le seul but de se réaliser soi-même ». Cet idéal de fraternité humaine1, qu’il se soit exercé d’abord sous la forme d’une aide directe au « ras du sol » prônée par le mouvement, et saluée par René Dumont, puis de projets réalisés en partenariat Nord-Sud ou Sud-Nord à partir des années 80, a été à la fois l’ambition et la réussite de ce mouvement, par-delà les erreurs ponctuelles ou les révisions de « stratégies » qui ont marqué son histoire (Cf. Bref historique du mouvement, p. 15)

Au fil de leurs échanges, ces anciens volontaires ont eu le sentiment qu’il était bon de garder des traces de leurs expériences individuelles et collectives, non pas seulement pour en conserver la mémoire, mais surtout parce qu’il leur a semblé qu’étaient encore d’une actualité criante les problématiques qu’ils avaient rencontrées en tentant d’aider au « développement » (bien compris) des pays du Sud. Ils se sont donc interviewés mutuellement, à partir d’un questionnaire de base éclairant l’engagement de chacun : motivations (racines, valeurs, formation, projet de vie), responsabilités sur le terrain dans le cadre des « projets FDH », retour en Europe (réinsertion, poursuite ou non d’une action militante), vision de la solidarité Nord-Sud dans le cadre d’une mondialisation aux conséquences souvent dramatiques. Aux interviews ainsi opérées, puis décryptées, se sont ajoutées les témoignages écrits de volontaires désirant apporter leur pierre à l’édifice commun. Et c’est de ce travail de mémoire et d’analyse que résulte le livre que voici.


Une trentaine de témoignages, cela semble peu. Ils sont pourtant représentatifs du mouvement à la fois par la diversité des parcours évoqués, et par la constante des thématiques abordées :

● Diversité des parcours. La plupart d’entre eux sont des « volontaires » qui, après leur stage au siège de l’association, sont allés travailler deux-trois ans, ou davantage, sur des projets situés en Afrique, en Amérique latine, ou en Inde, – projets qui intégraient les différentes dimensions d’un « développement » global : travail technique sur le terrain, animation rurale, alphabétisation, programmes de santé, « conscientisation » des populations locales désireuses de se prendre en charge. Plusieurs de ces acteurs, mûris par leur expérience, sont devenus ensuite des « permanents » de l’association, ou ont continué d’œuvrer en faveur des pays du Sud, après avoir quitté FDH. D’autres, dans le sillage de leur engagement concret sur le terrain là-bas, sont devenus des acteurs de transformation sociale ici, une fois revenus en France (ou en Europe). Les Volontaires qui s’expriment dans ce livre, soit environ 10% de ceux qui sont partis dans le Tiers-Monde, sont donc tout à fait représentatifs du mouvement, sachant que l’Association, ayant fait le choix du « partenariat » (cf. Historique), a cessé d’envoyer des volontaires à partir de 1990.

Mais l’ONG Frères des Hommes, d’envergure internationale, ne se limitait pas aux acteurs du terrain, ni même aux permanents qui géraient le siège de l’association (dont quelques uns apportent aussi leurs témoignages). De nombreux bénévoles l’ont nourrie de leur dynamisme, soit en lui rendant divers services, soit en animant les « Centres de soutien » qui, dans les années 1980, avoisinaient la centaine en Europe. Ces centres avaient pour mission, non seulement de susciter des donateurs (dont le nombre a pu dépasser les cent mille vers 1985 !), mais aussi de faire connaître à la fois les réalités du Tiers-Monde, la complexité et les complémentarités des relations Nord-Sud, et les réalisations proprement dites de FDH, humbles sans doute, mais incontestablement porteuses d’espoir.

● La constante des thématiques. Ce que nous disent ces êtres humains qui, par le fait même de leurs engagements, se sont voulus « Frères » des Hommes, c’est que l’on ne « naît » pas « frère » des hommes : on le devient. Et ce n’est pas chose aisée…

Le volontaire doit faire journellement tout un travail d’humilité sur soi-même et de reconnaissance de la capacité d’autrui, s’il désire éviter la tentation de « l’assistanat » et le piège du paternalisme (se prendre pour le « grand-frère » des hommes !). Tentation d’autant plus pernicieuse qu’il ne peut échapper, si idéaliste soit-il, au statut ambivalent de l’Occidental, du « Blanc » (supposé supérieur par sa richesse ou sa compétence technique, mais aussi manipulable par son inexpérience ou sa méconnaissance des us et coutumes du lieu où il se trouve envoyé). Sa volonté d’obtenir des résultats tangibles doit sans cesse composer avec la nécessaire lenteur des évolutions positives de toute communauté humaine. Homme parmi les hommes, il ne doit ni « faire faire », ni « faire à la place de », mais « faire avec ».

Mais cette « pédagogie de l’aide » implique elle-même qu’il y ait nécessité d’aider. Les secours d’urgence à des populations victimes de malnutrition ou de maladies endémiques sont, d’un point de vue humanitaire, d’une indiscutable légitimité ; mais en est-il de même de « l’aide au développement » qui paraissait si naturelle au début des années 1960 ? C’est à cette problématique, celle d’un « développement » se révélant de plus en plus une pure « occidentalisation » du Tiers-monde, qu’ont dû répondre les volontaires qui se souciaient d’abord d’aider les défavorisés à se sortir de la misère. Autant le fait de donner un « coup de main » à son voisin en difficulté apparaît simple et « innocent » (c’est le cas des secours d’urgence), autant le fait d’agir au sein d’une population pour remédier durablement aux fléaux qui la frappent se révèle complexe.

Au fil des témoignages (disposés dans l’ordre chronologique), on voit que la stratégie de Frères des Hommes s’est d’abord résumée à quelques images fortes : celle du « clef de contact » qui permet à des groupes humains de « démarrer » (mais pour aller où ?), puis celle du levier d’Archimède qui fait de FDH un « point d’appui » servant aux communautés à soulever les obstacles qui freinent leur essor, celle encore du travail au « ras-du-sol » rendant solidaires l’homme du Sud et l’homme du Nord en ce qu’ils mêlent leurs sueurs par delà leurs différences culturelles. Ces images devaient sans doute être dépassées, mais elles n’ont paru simplistes qu’à ceux qui en ont méconnu la spécificité : l’appel à une solidarité terrestre sans laquelle il ne peut y avoir d’avenir humain, et cette humilité concrète qui se situe aux antipodes des grands « programmes de développement » que des organisations internationales entendent parachuter sur des pays pauvres qu’elles méconnaissent, croyant ainsi (vainement) « vaincre la pauvreté »...

Le désir d’agir et d’aider, même sciemment limité au « ras-du-sol », dans un esprit de fraternité et de justice (car on ne « donne » pas, l’on ne fait que redistribuer des ressources qu’on a reçues), n’a donc pas empêché les volontaires de se poser la question des « progrès » qu’ils étaient censés faciliter. L’interrogation latente qui les traversait pourrait se formuler ainsi : « Le mode de vie qu’implique l’aide que j’apporte est-il réellement une amélioration par rapport au mode de vie ancestral que mon intervention va modifier ? ». En particulier, la philosophie majeure de Frères des Hommes fut toujours qu’un progrès qui vous rend dépendant de ceux qui l’apportent n’est jamais un progrès. Quel que soit le projet initié par FDH, dès les premières années, il était entendu qu’il n’avait de sens que s’il était repris et poursuivi par des responsables locaux. Les volontaires savaient qu’ils n’auraient « réussi » que là où ils ne seraient plus nécessaires.

C’est pourquoi Frères des Hommes, Association sans appartenance confessionnelle ni politique, n’en pouvait pas pour autant ignorer le problème de la dimension politique (involontaire ou non) de ses interventions. Il ressort de plusieurs témoignages que l’aide, souhaitée par une partie des gens, n’était pas toujours appréciée d’un certain nombre de notables locaux, voire même de responsables officiels. Dans une situation de misère pétrie d’inégalités, quand elle ne découle pas directement d’injustices issues de la tradition, ce qui arrange les uns dérange les autres. Bien des volontaires ont subi le choc des hiérarchies établies (officielles ou officieuses) qu’ils découvraient soudain sur place : et comment alors ne pas « répondre » à ces injustices que l’on qualifie précisément de « criantes » ? L’opposition frontale était délicate (elle a pu entraîner la fin de certaines implantations de FDH), louvoyer était compliqué… il n’est pas facile de vouloir le bien des hommes !

D’autant que la découverte des injustices ou des corruptions locales n’empêchait pas les volontaires de percevoir aussi la réalité autrement plus vaste des injustices ou des exploitations régissant les relations internationales, au profit des nations « nanties » dont ils étaient eux-mêmes originaires : c’est une expérience étrange que de découvrir soudain qu’on fait soi-même partie, à son corps défendant, des causes de la misère qu’on est venu soulager… C’est ainsi que Frères des Hommes, vers la fin des années 1970, dépassait la notion trop commode de « sous-développement », pour faire prendre conscience aux gens de la réalité d’un « mal développement » global, commun aux pays du Nord (déjà malades de surconsommation) et aux pays du Sud (ne pouvant se sortir de la misère et de la faim), les premiers étant largement responsables du sort des seconds… Il se révélait dès lors aussi impératif de lutter « chez nous » que d’aller « là-bas » pour éradiquer ce même mal planétaire.

C’est à partir de la prise en compte de cette dimension politique des problèmes (au niveau local comme au niveau international) qu’a été officialisée la notion de « partenariat » par les responsables de Frères des Hommes. La « fraternité » qui avait d’abord consisté dans le seul envoi de volontaires dans les pays du Sud, se muait en une solidarité humaine et « politique » vécue de part et d’autre des deux hémisphères de notre planète… Mais il convient de dire, d’une part, que ce partenariat avait été largement pratiqué, dès le début, par les acteurs de Frères des Hommes et, d’autre part, qu’en agréant et finançant de plus en plus de projets nés de « partenaires », au lieu d’en créer elle-même, l’association en est venue peu à peu à ne plus envoyer de volontaires. Ce faisant, FDH devenait en effet une ONG parmi d’autres, abandonnant ce qui avait fait sa spécificité, cet indéfinissable « esprit FDH » auquel se réfèrent beaucoup de témoignages réunis dans ce livre.

Beaucoup de ceux-là mêmes qui avaient favorisé cette évolution, en effet, ont fini par regretter que Frères des Hommes ait « perdu son âme » en perdant ses volontaires, c’est-à-dire en se privant de l’apport exceptionnel que furent les profondes relations vécues sur le terrain entre tant d’êtres humains du Nord et du Sud, et en se voyant quittée simultanément par des Centres de soutien qui, n’étant plus nourris de la sève du mouvement, n’ont plus eu l’envie ni la force de le soutenir.


Il reste que ce passé n’est en rien dépassé. L’héritage et la mémoire vivante de Frères des Hommes, c’est ce formidable élan d’une humanité qui va au-devant de l’Humanité, élan toujours à poursuivre et à vivre dans la réciprocité. C’est cette valeur de l’engagement désintéressé dont tant de jeunes auraient besoin de connaître l’exemple, alors qu’on ne leur parle plus que de « s’investir » (en vue d’un rapide « retour sur investissement »). C’est cette aventure à la fois individuelle et collective qui, marquant chacun des témoins qui nous en rapportent les circonstances, les a inspirés pour tout le reste de leur existence : car on ne « revient » pas de « FDH », on ne sort pas indemne d’une pareille immersion dans l’incroyable diversité des hommes, où l’invincible espérance se mêle au tragique quotidien.

Que dire alors des résultats concrets auxquels sont parvenus tous ces militants de bonne volonté ? Ont-ils réellement « aidé » ? Qu’est-il resté de leur passage ?

De simples « gouttes d’eau » !? ironisent les sceptiques.


Sur ce thème de la « goutte d’eau », il y a bien des réponses à formuler… que justement ces témoignages apportent, et que le lecteur découvrira. Ce qui est sûr, c’est que s’il est déjà difficile d’évaluer les résultats d’actions effectives dont il reste pourtant des traces, il est littéralement impossible de « quantifier » ce qui sans doute demeure le plus important : les échanges fraternels, les amitiés qui demeurent, les souvenirs fidèles, les prises de conscience, la formation délivrée aux jeunes qui l’attendaient, la maîtrise de leur destin entreprise par tant d’autochtones qu’a éveillés la présence des FDH. Concernant l’aide à autrui, il est sans doute aisé de dénoncer l’illusion de l’efficacité : mais que dire de l’illusion de l’inefficience, qui nous fait croire à l’inutilité de l’action, parce qu’on n’a pas eu la patience de voir germer ce qu’on avait semé ?

Ces hommes et ces femmes ont joué le jeu de devenir « frères » des hommes. Ils ont agi, ils se sont donnés, ils ont fait au mieux. Au départ, ils croyaient « donner », et comme souvent, à l’arrivée, ils s’aperçoivent qu’ils ont beaucoup plus « reçu » que donné. D’où leur humilité et leur reconnaissance. Tous sont prêts à recommencer. Ils n’ont pas honte d’avoir voulu « donner », car ce n’est pas le « don » qui est à incriminer, c’est la vanité de s’en croire la source. Revenus de Frères des hommes « dont on ne revient pas », ils continuent de se savoir solidaires, et de s’engager au service des démunis, non pour se glorifier de les aider, mais pour simplement leur rendre justice. Nous sommes redevables à ceux que nous aidons de la chance qui nous est offerte de pouvoir les aider.

Personne ne mesurera donc « objectivement » ce qui est résulté de cette solidarité à l’échelon planétaire, tant de dimensions visibles et invisibles s’allient dans les œuvres humaines ! Et pourtant, il n’est pas difficile de deviner pourquoi les engagements des « FDH » ont été si féconds : c’est qu’il n’y a efficacité de ce que l’on fait que s’il y a authenticité de ce que l’on est.


Note 1 : Ce sentiment de solidarité humaine nous renvoie aux paroles de Saint-Exupéry : « Être homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. […] C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde », ou à celle de Sartre : « L’homme est responsable de tous les hommes ».


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