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Feuilleton de l'été : le Cérébro-scripteur

— Épisode 15 —

Quand se multiplient les effets pervers du CRRS.

Le plus haut responsable de l’Église de France était catastrophé. Le moindre chanoine, le vicaire de base, voire le prêtre ouvrier, tous étaient désormais au courant des pulsions fort peu évangéliques qui grouillaient, nuit et jour, au fin fond de l’âme des plus saints ecclésiastiques.

— Quand tout le monde sait tout sur tout le monde, déplorait le prélat, il n’y a plus de hiérarchie possible. L’Inconscient est en passe de chasser Dieu. Et si Dieu n’existe plus, tout est permis aux gens d’Église !

— C’est clair, fit le président. Et même grave.

— Un cataclysme spirituel ! reprit son Éminence. L’horreur d’une Inquisition généralisée, à la merci de tout un chacun...


Urbain Cesfron et Jean-Pascal Félix comprenaient sans peine l’essentiel de la conversation, et les menaces qui pesaient, selon son Éminence, sur toutes les Institutions. Soudain, ils sursautèrent :

— Quoi, disait le Chef de l’État, vous voudriez qu’on interdise la vente du CRRS ?

Pire que cela ! Son Éminence suggérait que l’on procède au plus tôt à la destruction définitive du Cérébro-scripteur (il parlait même d’« autodafé »), y compris des stocks accumulés secrète-ment et destinés dans quelques mois « à l’international ».

C’en était trop :

— La chose est impossible ! s’exclama le président. Notre économie ne le supporterait pas ! Je comprends bien, je comprends bien et d’ailleurs, le Ministre de la Communication, ici présent, envisage avec moi toutes les réponses possibles à l’incident. Voulez-vous que nous déjeunions ensemble ? Dès demain ?… Je vous l’accorde.


Mais à peine le Chef de l’État raccrochait qu’un autre appel retentissait. C’était le Secrétaire général de la Confédération des Familles qui sonnait l’alarme. La plupart des foyers français s’étaient passionnés pour ce nouveau « jeu de la vérité » où chacun allait tout connaître de chacun, par CRRS interposé. Mais après quelques franches rigolades, les révélations étaient si vite devenues insupportables aux yeux des victimes, même consentantes, que la folie et la violence menaçaient la paix civile. Les pulsions et frustrations, éclatant au grand jour, allaient-elles engendrer des rixes, des conflits, voire la guerre civile ? ― alors que le CRRS n’avait pour objet que de faciliter la fraternité lucide entre les êtres…

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez ? dit le Président à son interlocuteur.


Jean-Pascal Félix, naturellement flatté de son influence, mais consterné de ses effets pervers, se demandait soudain si le Cérébro-scripteur n’était pas sur le point d’apporter le Choléra à la France et bientôt à l’Europe, comme la psychanalyse du docteur Freud avait semé la Peste en Amérique.

Urbain Cesfron lui-même sentait vaciller ses certitudes libérales.

Le Chef de l’État fit alors ce qu’il ne faisait jamais : il brancha le haut-parleur du téléphone, où la voix du Secrétaire Général de la Confédération des Familles brossait le tableau des désordres qui frappaient la France d’en bas, depuis l’expansion soudaine du cérébro-scripteur dans les foyers.


« Le Français moyen, disait la voix, découvre ses pulsions innommables. Le sexe et la haine, les envies et mensonges, le sadisme et la perversité sans limites. L’Inconscient collectif, Monsieur le Président, s’avère foncièrement pornographique. La première réaction a certes été une saine culpabilité, personne n’osant plus regarder personne sans éprouver une honte indélébile. Mais voici que les médias, soutenus par une clique de Psys permissifs, ont lancé l’idée que tout ce qu’on désire spontanément mérite d’être désirable, si bien que la transgression même de la nature ferait partie de la nature. Un slogan officieux fait rage : « Le cul et le sexe pour tous, par tous les moyens, et sous toutes les formes. » Tout ce qui est humain étant animal, tout ce qui est animal est déclaré humain. La zoophilie se répand comme une expérience méritant, parmi tant d’autres, d’être tentée. Certains déviants barbares ont paraît-il ausculté, à l’aide du Cérébro-scripteur, les pensées et désirs des chiens, des chimpanzés et divers autres mammifères, histoire d’envisager les pires accouplements que l’on puisse imaginer. On prétend qu’un âne, testé par son éleveur, aurait émis en son for intérieur la parole suivante : « Hi Han cherche pense-bête » On dit aussi que des marins sans foi ni loi s’apprêtent à enregistrer ce qui se passe dans le cerveau des dauphins et baleines. L’heure est grave, Monsieur le Président. Les délires sexuels mettent à mal la vertu républicaine. Il faut détruire et abolir l’usage de cet objet diabolique qui déstabilise le corps social en dénaturant le corps humain. Nous entendons manifester pour le salut des Familles de France. »


Suivit un silence. Le Secrétaire de la Confédération avait raccroché, au nez et à la barbe du Chef de l’État.

— Qu’en pensez-vous, Messieurs, dit le Président.

— Eh bien, avoua Urbain Cesfron…


Mais il n’eut pas le temps de trouver ce qu’il cherchait à dire, car le téléphone sonnait à nouveau. C’était le Ministre de la Bourse et du Profit pour Tous qui annonçait à la fois d’importantes commandes à venir provenant du Moyen Orient (dont on pourrait assurer le transport en même temps qu’on livrerait nos Rafales), et la hausse exponentielle des actions de la CCI (Compagnie des Communications Innovantes), qui en sous-traitait la fabrication.

De toute évidence, il ne pouvait être question d’arrêter ni la production ni la vente de l’appareil. Il devrait suffire d’en pallier les inconvénients, en lui apportant des correctifs.

— Que proposez-vous donc, Messieurs ? reprit le Président. Le problème est à la fois politique (il se tourna vers Urbain) et technique (il eut un regard pour Jean-Pascal). Je vous écoute.



( à suivre le 5 août )

© Éditions de Beaugies, juillet 2014


( épisode précédent, 2 août )