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Feuilleton de l'été : le Cérébro-scripteur

— Épisode 14 —

Où l’on assiste enfin, six mois plus tard, au lancement dans l’Hexagone du Cérébro-scripteur national.

C’est en testant son premier Cérébro-scripteur que le Président se demanda si sa décision de le produire si vite n’avait pas été quelque peu hâtive. Il découvrait l’Inconscient présidentiel ! Lequel était naturellement structuré comme un langage, mais quel langage ! Un vocabulaire ordurier. Un style primaire. Des pulsions de bouffe, de viol, de meurtre. Un désir d’humilier autrui, d’écraser ses rivaux, de prendre tous les pouvoirs, de jouir de tous les harems. Et tout cela, aux antipodes de l’humanisme intégral tant de fois proclamé par le Chef de l’État au fil de ses discours.

Or, ce premier jet de son cerveau reptilien, imprimé noir sur blanc, lisible par tous les espions du monde sur nos ordinateurs trop souvent vulnérables, pouvait être vu, lu, divulgué par les adversaires du Président, et commenté par ses amis… À l’évidence, il fallait immédiatement imaginer des correctifs gommant et neutralisant les données brutes du CRRS. Un seul homme pouvait le tirer d’affaire : Urbain Cesfron, le grand Communicant, assisté de Jean-Pascal Félix, le génial chercheur dont il avait négligé les mises en garde.

Il va de soi qu’en convoquant ces deux pièces maîtresses de l’affaire en cours (il n’y manquait que Limogeard, pour des raisons précises que nous découvrirons plus tard), le Chef de l’État avait pris toutes ses précautions. Il s’était enquis de ce que savait réellement Urbain Cesfron, et savait donc qu’il savait, tant le Ministre de la communication avait coutume d’espionner l’ordinateur du Président. Bien entendu, Urbain Cesfron savait que le Président savait qu’il savait, ce qui devait donner à leur dialogue une délectable saveur de franchise distillée.

Quant à Jean-Pascal Félix, qui se doutait bien des embarras que devaient essuyer les autorités, il avait convenu, sur le conseil de son épouse, de paraître découvrir naïvement les « dysfonctionnements » du Cérébro-scripteur, dont on ne manquerait pas de lui faire supporter la responsabilité. L’inconvenance eût été de clamer : « Je vous l’avais bien dit ! »


À vrai dire, depuis six mois, tout en assurant le suivi de la fabrication du CRRS, l’ingénieur Félix poursuivait secrètement une toute autre recherche, celle de la Voix de Dieu qui ne pouvait pas, selon ses intuitions, ne pas se faire entendre, enregistrer et inscrire comme toutes celles qui traversent la pensée des hommes.

— Tu te fatigues en vain, disait Jika.

— Ah oui ? Et pourquoi donc ?

— La voix de Dieu, il y a longtemps qu’elle s’est adressée aux peuples, qui l’ont retranscrite.

— Tu m’étonnes ! D’où sais-tu cela, s’il te plaît ?

— Et la Bible, mon doux ami, ça ne te dit rien ?

Il avait haussé les épaules.

Ce qu’il recherchait, lui, c’était le timbre unique, la parole essentielle et personnelle que Dieu envoyait à l’âme de chacun. Pour cela, il tentait de mettre au point l’ASP (l’Anti-Spam Pulsionnel), un logiciel qui devait bâillonner, dans notre for intérieur, toute voix susceptible de troubler la Parole céleste. Et il était bien prés de réussir son challenge, sans se douter encore des services qu’il pourrait ainsi rendre à la nation.


Loin de paraître catastrophé, le Chef de l’État accueillit nos deux responsables comme des amis de longue date. Il les félicita et se félicita de l’engouement foudroyant que remportait le CRRS dans le public, grâce aux médias. Il les félicita, et se félicita, de l’intérêt immédiat et du succès obtenu, qui suscitait déjà une forte envie « à l’international ». Puis, au nom de la France, s’interrogea à voix haute sur les améliorations que l’on pouvait encore apporter à un produit aussi miraculeux, qui ne tarderait pas dans quelques mois à rétablir l’équilibre de la balance des paiements du commerce extérieur.


— La grande satisfaction qu’éprouve le public, s’empressa de dire Urbain Cesfron, c’est de se connaître lui-même, selon la devise de Socrate.

— C’est juste, concéda le Président.

— Et cette satisfaction se double d’un plaisir plus délectable encore, suggéra Urbain : c’est de connaître aussi le fin fond de l’âme de ses frères ou sœurs, parents, amis, voisins, pour peu qu’ils aient accès aux ordinateurs qui impriment leurs pensées secrètes.

— C’est clair, dit le Président en souriant largement, plus largement encore qu’Urbain Cesfron lui-même. À vrai dire, cet appareil sublime semble mettre en cause la parole antique : « Seul Dieu sonde les reins et les cœurs ». Mais vous, Monsieur l’Ingénieur, qu’en dites-vous ?

— Que du bien, Monsieur le Président !

— N’y voyez-vous aucun inconvénient ?

— Une telle transparence ne peut desservir que ceux qui ont quelque chose à cacher, fit remarquer Jean-Pascal Félix, trahissant une fois de plus, jusqu’à l’extrême, sa maladresse naturelle.

— Je comprends cela, dit le Chef de l’État. Mais l’on m’informe aussi qu’une certaine panique vient de se produire dans certaines ambassades.

— Comment cela ? dit Urbain Cesfron, qui en avait été informé bien avant le Président.


Il apparaissait que la plupart des espions agissant sur notre sol, spécialisés désormais dans l’intelligence économique, avaient abreuvé d’appareils – achetés sur le sol français – les Services secrets de leurs propres ambassades. À tous les échelons de la hiérarchie, les responsables avaient aussitôt usé et abusé de l’appareil. Si bien qu’en un jour et une nuit, en dépit des charabias fidèlement reproduits par le CRRS, les diplomates de tous les pays se connaissaient mutuellement au plus profond. Il y avait plus grave : les données immédiates et primaires de l’Inconscient du moindre homme de pouvoir, sans commune mesure avec les archaïques écoutes téléphoniques, éclataient aux yeux de leurs subordonnés !

— Vous rendez-vous compte ? conclut le Président, sans dire un mot de son propre cas.


C’est alors que le téléphone rouge sonna.

— Moi-même, dit le Chef de l’État, comment se porte votre Éminence ? Mal ? pourquoi « mal » ?… Quoi, la hiérarchie est menacée ?



© Éditions de Beaugies, juillet 2014


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