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Les Jeudis du Songeur (312)

L’ÉGLISE ET LA BÊTE

Il y a deux mois, je m’étais promis de ne plus aborder ici le thème de la religion, ayant dit l’essentiel – mais pas tout* - dans mon Bréviaire d’un mécréant. Mais l’actualité nous rattrape, et l’ampleur des abus sexuels d’hommes d’Église, me conduit à faire le lien que personne ne semble faire entre la nature tordue des croyances ecclésiales et les écarts non moins tordus auxquels sont obligés ceux qui vouent leur existence à les transmettre.

En un mot, je dirai par exemple qu’on ne peut à la fois idolâtrer la Virginité comme un idéal absolu, et célébrer l’Incarnation comme un dogme, sans faire entrer ceux qui y croient dans la contradiction, et s’ils veulent en vivre, dans une logique d’imposture.

Ah, cette pauvre Église dont je fus, et qui ne peut ni ne veut comprendre ce qui lui arrive, pourtant en germe dans ses fondamentaux théologiques ! Pourquoi, sidérée par ces « abus » qui ne sont pas nouveaux, n’a-t-elle jamais regardé en face et remis en cause les concepts dogmatiques viciés sur lesquels sa propre Institution repose ?

La réponse est pourtant simple, et je la retrouve dans la Pensée n°358 de Pascal, que voici :

« L’homme n’est ni ange ni bête,

et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. »

Subséquemment, qui veut faire l’Archange en vient à faire la sale Bête…

Car qui veut trop faire l’ange tombera d’autant plus bas dans la honte qu’il croyait pouvoir voler haut dans la sainteté, niant les attentes de sa propre nature, et la mesure nécessaire à l’accomplissement de ses désirs, dont l’avertirait son humaine condition, s’il l’écoutait.

Ce qui lui arrive, c’est ce qu’on peut qualifier simplement d’un vaste « Retour du refoulé », un refoulé d’autant plus pernicieux dans ses effets qu’avait pu être excessive et mortifère la règle des interdits qu’il s’était vu imposer.

En d’autres termes, c’est à la fois l’angélisme et la présomption orgueilleuse de détenir la vérité dans des certitudes bancales, érigées en dogmes, qui va engendrer, chez ceux qui y adhèrent et se trouvent confrontés au Réel, les faillites et ratages qui les amèneront parfois à « faire la bête ». Quand on fonde sa vie sur des concepts tordus, on est fatalement conduit à tordre sa propre vie. Le puritanisme forcé porte en lui-même le germe d’un puri-satanisme…

« Faire la bête », donc, mais quelle « bête » ? Concernant les hommes d’Église incriminés, on songe très banalement aux pulsions du « ça » freudien. Mais avant d’en venir là, il faut d’abord incriminer les négations de l’esprit critique, dont témoignent les incohérences des théologiens prenant leurs inventions pour des révélations.

La Bête, c’est donc en premier la Bêtise, j’entends par là l’incroyable mépris de la Raison humaine, que la plupart des dogmes érigés depuis deux millénaires ne cessent d’humilier, en se fondant sur des principes archaïques et des élucubrations abstraites, lesquels établissent par exemple :

1/ Qu’un crime immense, dit « Péché originel », commis par nos ancêtres, rend coupable à sa naissance tout nouveau-né de leur descendance, et qu’il suffira d’un peu d’eau dite « bénite » et quelques formules magiques pour le purifier de ce handicap congénital ;

2/ Qu’un Dieu d’Amour, animé d’une infinie tendresse pour l’Humanité, exige quand même un méga-sacrifice humain pour calmer sa colère et « racheter » l’offense (méconnue) qui lui fut faite, et que cet immense sacrifice humain, pour avoir la dimension supra humaine qui convient, ne peut être que de nature divine, donc librement accepté par un « homme-dieu » ou « dieu-fait homme » ;

3/ Que ce même Dieu, dit Père, a engendré un Fils unique, on ne sait comment, et qu’il l’envoie sur terre se faire « sacrifier » par les hommes**, pour « racheter » cette Humanité d’un crime dont elle ignorait qu’elle était née coupable ;

4/ Qu’il a fallu à ce Dieu exempter une Vierge de cette tare du péché originel, pour faire naître d’elle par une opération purement spirituelle son propre Fils, en tant qu’homme pleinement Homme ayant mission de « sauver » l’Humanité coupable (il s’agit de « l’Incarnation », concept mensonger puisqu’il manquera au Christ l’accomplissement du mariage et de la paternité) ;

5/ Que cette volonté d’une conception purement virginale signifiait implicitement qu’il eût été indigne pour un Fils de Dieu de naître d’un vulgaire rapport sexuel tout juste bon à la moyenne des hommes pour se régénérer (ce qui suscitera peut-être la perversité du « refoulé » en retour) ;

6/ Que cette Vierge ainsi choisie, et bizarrement consentante quoique déjà fiancée, devait demeurer après accouchement, « toujours Vierge », donc à jamais inviolée, fût-ce par son bon vieux Joseph, contrairement aux épouses saines de notre impure humanité qui s’ignorent pécheresses au point de procréer plusieurs enfants ;

7/ Qu’il fallait enfin qu’à l’image de cette très sainte procréation virginale, les clercs convaincus de ces croyances et se sentant appelés à les faire croire, s’engagent à demeurer célibataires, faisant vœu de chasteté, limitant leur fécondité humaine au rayonnement de leur discours, et se privant ipso facto de la saine paternité d’un homme normal (laïc) aimé de ses enfants, tout en se faisant quand même appeler « pères » par les humains non consacrés. (Aujourd’hui encore, une paroissienne de 8O ans dit couramment « mon Père » à un jeune prêtre de 27 ans. Logique de l’imposture, « incarnation » mensongère).

Alors, alors, qu’en sera-t-il effectivement de l’équilibre mental et psychique de ces jeunes gens qui, désireux d’annoncer aux hommes l’amour de Dieu, se voient obligés d’accepter et propager ce tissu d’incohérences séculaires de la théologie catholique, apostolique et romaine ?

Comment voudrait-on que des êtres humains qui ont fondé sur ce délire malsain le sens fondamental de leur existence, et jouissent d’un pouvoir institutionnel sur les esprits qu’ils prêchent, ne soient pas un beau jour victimes de la Bête refoulée, qui ressurgit affamée, les surprenant eux-mêmes, et se permettent alors diverses transgressions (compensatrices ?) que facilitent leur statut officiel et les rencontres qu’ils y vivent…

Mais il n’y a pas à considérer que ces abus notoires. La « bête » qui, en eux, fait pleurer l’ange, c’est aussi ce mal-être de tant de sujets enfermés dans l’angélisme d’une vie affectivement mutilée, malsaine parce que frustrée, dont ils perçoivent le caractère délirant au contact d’hommes « normaux » d’aujourd’hui (parfois plus sages qu’eux), au point qu’ils ne supporteront plus la « folie » de la Croix et son délire revendiqués par saint Paul. L’Église a-t-elle vraiment conscience des impostures structurelles que sa théologie génère ?***

L’alternative est alors, pour se sortir du malheur d’un choix de vie qui fut hâtif et non maturé, soit de défroquer (cette terrible aventure), soit d’accepter la « logique » d’une carrière fondée sur le « pouvoir spirituel » de leur ordination, en continuant à faire croire ce qu’ils ne croient peut-être plus eux-mêmes, la « Bête » pulsionnelle en eux se contentant de jouir du pouvoir de manipuler des esprits dociles « au nom du Seigneur ». D’où les « abus » que l’on sait, dont l’ampleur conduit à penser qu’ils sont devenus des usages bien prévisibles plutôt que des dérives d’exception.

Par bonheur, il demeure au sein de l’Église nombre d’hommes de foi, de cette vraie foi qui consiste à être habité de la présence divine, sans se laisser trop abuser par les croyances délirantes de l’Institution qu’ils continuent de propager et servir (même en en doutant), et qui sont avant tout soucieux de vivre un humanisme engagé, animés du souffle évangélique, et pratiquant avec ardeur cette compassion préférentielle pour les plus petits d’entre les hommes à quoi se reconnaissent les « vrais » chrétiens.

Le Songeur  (01-12-2022)


* J’ai en particulier négligé de reprendre ma chronique n°285, intitulée « Pauvre Joseph », et que je vais amplifier ci-dessous.

** Dans le judaïsme, Dieu arrête le bras d’Abraham, abolissant le Sacrifice humain. Dans le christianisme, Il envoie carrément son Fils au supplice… On n’arrête pas le recul.

** Ô naïve cécité des responsables de l’Institution ! Jusqu’à quand enverront-ils de jeunes bergers vigoureux prêcher l’Amour à des troupeaux d’agnelles attirantes ? À peine ordonné, l’ami Charles Condamines avait été nommé Aumônier dans un lycée de jeunes filles…
Camus, à la fin de l’Étranger, fait dire à son héros, qu’un Aumônier veut convertir, qu’aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. De fait, les certitudes théologiques ne tiennent guère la route face à l’extraordinaire attraction d’une adolescente de 16 ans, surtout si celle-ci n’en a pas conscience… Parmi les certitudes fort inégales des humains, certaines sont quand même plus saines que d’autres, et les archanges n’en reviennent pas lorsqu’ils en « tombent des nues » !



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