AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (288)

QUEL SENS DONNER À LA SOUFFRANCE QUI N’A PAS DE SENS ?

J’ai hésité à prendre ce titre pour ma songerie d’aujourd’hui. Toujours dérangé par l’énigmatique notion de sacrifice, je voulais d’abord l’intituler : « La réversibilité des mérites : masochisme ou charité ? »1 Car la souffrance a des adeptes, et la privation oblative d’un plaisir peut parfois trouver sa consolation dans la volupté même de s’en priver…

Pour entrer dans le vif de ce sujet, qui est aussi le vif de mon être, je prendrai l’exemple de ce que je croyais vivre à l’âge de 6-7 ans, sans savoir s’il s’agissait d’un phénomène issu de ma propre nature, ou plaqué sur moi par une éducation catéchistique, celle-ci pouvant avoir nommé, après coup, celui-là.

En 1946, j’étais donc, comme tous les enfants, tantôt gentil, tantôt méchant. Ma mère élevait ses sept enfants, dont j’étais le cinquième, et je la voyais souvent peiner à la tâche. Je partageais alors intérieurement cette peine par empathie spontanée. L’empathie s’accompagne souvent de l’impression qu’on allège, en l’éprouvant, la souffrance de la personne à laquelle on est sensible et à qui l’on signifie ce partage. Et qu’on l’allège d’autant plus qu’on éprouve soi-même quelques peines similaires, ou déplaisirs personnels nous aidant à la comprendre. Quand on se dispose à plaindre autrui, faisant passer en second sa propre plainte personnelle, il est juste de dire qu’on « prend sur soi ». On donne à l’autre, pour bien l’écouter, cette part de soi qu’on prend sur soi.

Et voici que parfois, lorsque j’avais un effort à faire ou une privation à vivre, se prononçait en moi cette parole peut-être surprenante à cet âge, que je ne saurais renier pas plus que je n’oserais m’en vanter : « Mon Dieu, je vous l’offre pour Maman ». C’était comme ça. Qui m’avait mis ça dans la tête, je ne sais. Ça s’appelait un « sacrifice ». Cela ne m’empêchait pas d’être batailleur ou de rendre coup pour coup au fil des bagarres entre enfants à l’école, pendant les récrés. Mais j’avais vaguement appris que souffrir prenait un sens dès lors qu’on souffrait pour : pour quelqu’un donc. Plus tard, l’idée se précisera : il s’agira de croire qu’on peut souffrir pour le Crucifié et avec lui, en désirant s’unir à ses souffrances (peut-être pour les soulager), sachant que Jésus-Christ s’est « sacrifié » pour les hommes, et qu’il faut l’imiter pour aider au salut de tous et de chacun.

La morale chrétienne s ajoutait dès lors à l’empathie naturelle pour valoriser la souffrance assumée, le renoncement, le sacrifice vertueux, cette petite mort (ver-tueux) qu’on s’inflige à soi-même pour aider autrui. Corollairement, elle culpabilisait le plaisir pour soi qui fait oublier le malheur d’autrui. La Bruyère constatait : « il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères. » Morale catéchistique imposée ou morale naturelle spontanée, qui le dira ? Camus, qui stigmatise l’une, semble pencher pour l’autre. Ainsi, dans La Peste, tout en dénonçant le Père Paneloux clamant « Mes frères vous êtes dans me malheur, mes frères vous l’avez mérité », Camus énonce ce principe bien tempéré : « il n’y a pas de honte à être heureux, mais il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul ».

Et voilà que sous le nom de « réversibilité des mérites », s’est développé un concept pratique lié au dogme catholique de la « Communion des saints », que j’ai alors perçu a priori, dans l’ordre de la dimension spirituelle de l’être humain, comme riche de solidarités multiples et infiniment prometteur de consolation morale. Antoine Adam, dans son édition des Fleurs du Mal (Garnier, 1961) nous en rappelle l’origine : « Le mot réversibilité vient de Joseph de Maistre, auteur des « Soirées de Saint-Pétersbourg », qui, méditant sur le dogme de la communion des saints, en avait tiré une métaphysique du monde social et de l’histoire. La réversibilité signifie que les mérites des saints et des fidèles forment un trésor de grâces dont les pêcheurs peuvent avoir, s’il plaît à Dieu, le bénéfice ».2

Ce dogme de la « communion des saints », base du catholicisme, peut être défini à la fois comme :

- une Réalité fortement structurée, hiérarchisée, au sein de l’Église officielle ;

- une Dynamique de solidarité spirituelle collective, soumise à la volonté divine, laquelle contrôle ses divers membres pour faire converger leurs efforts dans l’intérêt du Tout, sa « communion ».

Une Réalité : elle regroupe l’ensemble des fidèles et croyants de bonne volonté qui 1/ participent (sciemment ou non) à la vie de l’Église actuelle (dite Église visible) ; 2/ en ont été membres (les défunts), ou la rejoindront dans le futur (Église invisible). Cette foule de personnes se trouve vivre dans cette communion par ses rites (prières et sacrements) et par ses œuvres (actions charitables, labeurs positifs de tous ordres, souffrances choisies ou acceptées), le tout représentant pour chacun une forme d’offrande de soi aux autres et au Seigneur Jésus-Christ (Dieu et Fils de Dieu). Pour définir cette Réalité, saint Paul emploie la métaphore du corps (un corps mystique) : tous les membres, dans la diversité de leurs fonctions propres, se fondent dans l’organisme qu’ils font vivre et que régit la Tête, c'est-à-dire le Christ, au sommet de la hiérarchie ecclésiale, l’Église étant ainsi elle-même le corps mystique du Christ en lequel chacun se fond (1ère Épître aux Corinthiens XII, 1-29) : « Vous êtes chacun membre du Christ, vous êtes son corps ». Notons que, dans l’ordre divin de cette « communion », les sujets humains existent moins par leur spécificité individuelle (ce qu’ils font de leur libre arbitre) que comme membres du Tout par lequel et pour lequel ils vivent. Le Corps prime l’individu.

Une Dynamique : ce grand Corps mystique est sans cesse animé. La métaphore du corps implique que celui-ci vive des éléments vitaux qu’il reçoit de ses membres et de ceux qu’il leur dispense. Les fidèles apportent leurs « mérites », cette sève (ou ce sang) de leur vie, Dieu leur dispense ses grâces, cette énergie ou cet oxygène qui leur permet de « respirer » et d’agir. D’où la ferveur d’une solidarité spirituelle qui réconforte et console ceux qui s’y donnent mutuellement. La pratique religieuse, rituelle ou intérieure est le lieu de cet échange, que l’Église visible encadre, sans pour autant le « régir » elle-même, puisque c’est Dieu qui demeure la Tête, c’est-à-dire qui, dans cet ordre quasi monarchique, garde le privilège de n’en faire qu’à sa tête… C’est « un même Dieu [qui] opère tout en tous. » dit saint Paul, termes qui pointent un ordre divin totalitaire (qui me fait penser à l’organisation du « Parti intérieur » dans le 1984 d’Orwell).

La notion de « réversibilité des mérites », constant soutien mutuel qui nous parait très réconfortant au premier abord, trouve tout de même de singulières limites quand on observe ce cadre strict où s’enferme cette « communion des saints » :

1/ Elle échappe à chaque membre personnellement, dans la mesure où le troc décrit demeure dans l’anonymat. L’offrande de ses efforts, de soi, se fait globalement aux autres, ou directement associé aux souffrances du Christ, sans que l’innocent donateur ait à espérer un retour sur investissement pour lui-même ou pour les siens (ce qui n’est pas un espoir illégitime) ; les dons de grâces du Seigneur sont de même attribués en fonction de ses choix prééminents, notamment celui des pêcheurs qu’ils veut » sauver » : le donateur innocent ne saura jamais qui va bénéficier de ses mérites. Dans ce Corps-Église, les membres sont avant tout voués au fonctionnement de l’ensemble, dont le Christ est la tête. Pas question pour l’individu d’être un sujet vraiment autonome qui déciderait, en raison de son libre arbitre, ou même voudrait savoir à qui doivent être reversés ses mérites, ou simplement, aurait voix au chapitre.3

2/ Le fait qu’on nomme souvent « mérites » les souffrances offertes laisse entendre que Dieu aime la souffrance donnée, le « sacrifice » comme des valeurs en soi, à commencer par la « Rédemption » même du Christ, considérée comme une réparation, un « rachat » d’une dette due à un Dieu offensé. En quel siècle vivons-nous ? Comment peut-on faire de la souffrance l’équivalent d’une monnaie ? D’une monnaie qui permettrait d’obtenir des«  trésors de grâces » en échange de souffrances dûment évaluées (estimées, étiquetées, expertisées) ? Dieu vendrait-il ses faveurs (les grâces) contre des souffrances ? Il y aurait une marchandisation de ces « mérites » ?

3/ La « communion des saints », en tant que constituant le corps mystique du Christ, transcende avec lui les temps humains, puisqu’elle comprend la part invisible de l’Église passée et future. D’où il suit que les mérites accumulés pourraient être efficaces par anticipation (dans un lointain avenir) ou encore avoir potentiellement des effets rétroactifs. Léon Bloy a écrit des variations sur ce thème, où l’on peut lire, par exemple : « Le temps n'existant pas pour Dieu, l'inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très humble d'une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles »4.

On trouvera d’autres exemples ici : https://www.sombreval.com/La-Reversibilite_a1.html.

Cet imaginaire nous renvoie au fantastique de la science-fiction, où des civilisations en péril, par exemple, expédient des héros dans le passé pour corriger l’évolution dont le cours a produit ce qui les menace…

Au terme de cette chronique, j’avoue volontiers le regret que j’éprouve en me rendant compte des limites réelles qu’apporte à la « réversibilité des mérites » la sévère représentation de Dieu que présuppose le catholicisme romain.

Cependant, j’essaie de me dire que si un Dieu existe qui prend pleinement en considération la réalité de ce que vivent les hommes, il doit être moins sévère, plus accommodant, faisant plus large place à l’invention et aux désirs de sa créature bien aimée. Un certain christianisme ne pose-t-il pas que le Créateur nous a sans doute voulus co-créateurs du monde, et qu’il entend l’achever ou parfaire joyeusement avec nous, en nous dotant des énergies nécessaires à cette œuvre, sans qu’il soit nécessaire de les « mériter » par des souffrances qui dénaturent ce que pourrait être une vie véritablement humaine.

Le Songeur  (24-02-2022)


1 Indépendamment de sa douleur propre, c’est le non sens de la souffrance, son absurdité, qui rend celle-ci insupportable, comme peine pour rien, peine perdue à jamais. C’est en étant à l’inverse présentée comme utile qu’elle devient acceptable, « sauvée » en profitant à autrui, au point d’être nommée « mérite » dans sa justification chrétienne, et ainsi auto-consolée par ce sens qu’on espère lui trouver.

2 Très précisément, pour cet auteur radicalement catholique, le corps social prime l’individu, et ce corps social lui-même est conduit par la Providence divine, de sorte que, quand bien même les individus, qui se croient libres, tentent d’agir et faire évoluer la société selon leurs vues, la Providence utilise leurs énergies et leurs actions de manière à ce que celles-ci servent le plan de Dieu, qui les réoriente ou reverse ailleurs selon sa Volonté. D’où cette définition (partielle) du Petit Robert : « Réversibilité : en théologie, principe selon lequel les souffrances et mérites de l’innocent profitent au coupable ». Mais le dictionnaire oublie de préciser si la chose se produit avec le consentement de l’innocent, ou à son insu. En fait, c’est Dieu, et personne d’autre, qui décide de cette réversion à tel ou tel, ce qui nous renvoie à l’arbitraire divin que privilégie le jansénisme. Officiellement, si le fidèle accumule des mérites, un « trésor de grâces », comme le dit A. Adam, seule la Providence, qui les agrée, les « reverse » au profit des pêcheurs ou d’autres membres de la « communion des saints ». Les petites souffrances que j’offrais « pour Maman » n’allaient pas forcément la soulager elle-même…

3 J’ai longtemps salué la communion des saints comme moyen pour le croyant de faire servir sciemment ses mérites à des causes ou des personnes de son choix. Quand j’offrais « pour Maman » mes mini-douleurs, je m’illusionnais donc. Des catholiques stricts pourraient juger hérétique la formule souvent citée de Mounier « Dieu nous invente avec nous ». Car c’est Lui qui a l’initiative, qui distribue les fonctions ou nos charismes en tant que « vocations » prédéterminées, et qui, seul, a doté les membres de la « communion des saints » des moyens inventifs, de la liberté et des désirs de faire profiter les autres de leurs mérites. Dire « Nous nous inventons avec Dieu » et uniquement par Lui, serait plus humble. Car Dieu oriente les libertés ou désirs propres des sujets-membres de telle sorte qu’elles profitent au Corps-total dont il est la tête et dont Lui seul à la connaissance absolue. L’ordre qui préside à la « communion des saints » a quelque chose de totalitaire en ce qu’il s’inscrit tout à fait dans le sillage de la pensée de Joseph de Maistre. La doctrine officielle de la « communion des Saints » me surprend par sa rigidité autoritaire : je la croyais beaucoup plus souple et consolante. Le Dieu tel que je me le représente, sans doute de façon hérétique, ferait bien davantage confiance à l’initiative de l’être humain… Quoi qu’il en soit, le fidèle risque toujours de naviguer entre l’écueil du jansénisme de l’arbitraire divin et cette marchandisation des mérites comme monnaie d’échange pour bénéficier de « grâces » supplémentaires dans sa vie.

4 Autre citation de Bloy : « Notre liberté est solidaire de l'équilibre du monde, et c'est là ce qu'il faut comprendre pour ne pas s'étonner du profond mystère de la Réversibilité. Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l'infini. S'il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des milliers de cœurs qu'il ne connaît pas qui correspondent mystérieusement à lui, et qui ont besoin que cet homme soit pur… Toute la philosophie chrétienne est dans la notion d'une enveloppante et irréductible solidarité » (in Le Désespéré).



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