AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (230)

LA FENÊTRE DE TROP (suite possible)

Épisode précédent (jeudi du Songeur 225) : La fenêtre de trop

Sûr de son fait, Benoît reprit à mi-voix, d’un pas tranquille : « Bah ! ce ne fut qu’une hallucination, comme il en arrive à tout individu normal !».

Et fort de son diagnostic, il jeta – avant de fuir – un dernier regard sur le théâtre des opérations, et demeura bouche bée : la fenêtre de trop avait repris sa place !

Qu’était-elle allée faire ? à quoi jouait-elle ? Comme pour répondre à sa question, celle-ci parut voiler sa vitre de gauche d’un battement d’ombre si vif, qu’il songea à un clin d’œil. Voire à un câlin d’œil, car une sorte de bienveillance inattendue émanait de ce semblant de paupière mi-close.

« Cette fenêtre est une matrice ! », pensa-t-il, tout en haussant les épaules pour nier sa propre impression. Une matrice, mais de quoi ? De promesses trompeuses, de malheur, de mort ?

Reprenant sa course, il se demanda si elle ne lui avait pas, au cours de son bref passage, inoculé une semence fatale, un désir de mort peut-être, une âme d’assassin. Et si elle avait eu le pouvoir de le réengendrer en un autre que lui-même ! Qu’allait-il devenir ? Son pas s’accélérait malgré lui. Il n’eût pas été bon de se trouver sur son chemin. À coup sûr, quelque chose avait changé en lui. Il ouvrit sa mallette par précaution pour jeter loin de lui son poignard, en s’étonnant de ne plus savoir quand il l’avait emporté.

À peine le bruit de l’objet tombant sur les dalles s’éteignait qu’il s’entendit hélé par la voix d’une vieille dame : « Jeune homme, vous avez perdu votre long couteau ! »

L’inconnue, qui se trouvait dans l’ombre à une dizaine de mètres, déboucha d’une ruelle peu éclairée, tenant le poignard par la lame, et lui offrant d’en saisir le manche. Il avança la main, inquiet de ses propres pulsions virtuelles, leva les yeux et fut confondu de découvrir que cette vieille dame était en fait une forte et jolie femme de trente ans qui lui souriait, une splendide créature de type « Wonder Woman », dotée d’une ressemblance étonnante avec l’hôtesse de l’Hôtel du Vieux Marché. N’avait-il jamais rêvé, jeune téléspectateur, de cette héroïne ?

Il sourit largement, soulagé, et replaça le poignard dans le fourreau qui pendait à sa ceinture, à son grand étonnement.

« Venez, lui dit-elle alors, le prenant par la main, nous allons être en retard à la cérémonie.

— Ah oui ? Mais quelle cérémonie ?

— Nos noces, voyons. »

« Nos noces ! », répéta-t-il, troublé d’entendre sa propre voix faire retentir ce vocable, qui lui rappelait soudain le monde étrange et indicible du petit Bruno, son premier chien, compagnon de son enfance, qu’il appelait souvent « nonoss » pour le faire frétiller.

— Eh bien ? fit son étrange interlocutrice d’une voix engageante…

— Ah ? je crois que j’avais un peu oublié. J’ai perdu mon agenda.

— C’est bien naturel. Mais, ne vous en faites pas : j’ai tout prévu. Tout de même, pour nos noces, vous auriez pu mettre votre pantalon du dimanche ! Qu’aurait dit votre maman ?

— Pardonnez-moi, j’étais un peu dans la lune, ces temps-ci.

— Venez, venez vite, fit-elle, l’entraînant et le gratifiant d’un bisou mordant dans le cou. »

Il et elle s’avancèrent alors allègrement sur la Place du Vieux Marché. La fenêtre qui trônait au pignon de l’Hôtel semblait maintenant s’irradier d’une joie lumineuse. Benoît, tendrement enlacé à « Wonder Woman », la portait tout en se sentant transporté, et ne se posait plus de questions : il respirait.

La qualité de l’air était nuptiale, auguste et solennelle.

L’entrée de l’hôtel s’approcha. Benoît invita sa compagne à le précéder, comme si l’un et l’autre s’apprêtaient à rejoindre une piste de danse. Le couple s’engagea dans le hall, en direction de l’escalier majestueux. Posant le pied sur les larges marches, Benoît ne songeait déjà plus qu’au simple agrément de gravir avec elle l’escalier qui menait vers les chambres d’en haut, jusqu’au palier du quatrième étage.

« Gravir » n’est d’ailleurs pas le terme exact, car les jeunes fiancés montaient les marches sans effort, comme si elles s’effaçaient d’elles-mêmes sous leurs pas.

« Je dois être dans le fantasme, se dit Benoît, étonné de cette apesanteur : n’en croyons pas nos yeux, tout en ne négligeant aucun détail. »

Une musique d’ambiance se faisait entendre dans les hauteurs. Ici et là étaient suspendues des corbeilles de fleurs. En parvenant sur le palier (fleuri) du quatrième étage, dont il reconnut l’aspect, Benoît constata que s’ouvrait à eux, élargi pour l’occasion, le corridor qui menait à la fenêtre radieuse.

« C’est là », lui souffla à l’oreille sa compagne. Benoît pensa : « C’est sans doute la Chapelle ardente où nous sommes appelés à vivre pleinement nos amours chaleureuses ! »

Au fond du corridor dont les parois avaient pris du champ s’élevait une sorte d’autel, où chantait déjà un chœur d’enfants vêtus d’aubes de lumière. Il y avait là deux sièges à l’attention des futurs époux, qui allaient attendre confortablement le Pasteur ou la Pasteure chargés de recueillir leurs vœux. Plus près, dans l’allée centrale, derrière eux, trônait curieusement leur lit conjugal, large de ses deux places, et flanqué, dans une odeur d’encens, de quelques candélabres de part et d’autre. Une coutume locale, selon toute probabilité.

Parvenu à hauteur du lit, où des enfants de chœur malicieux avaient griffonnés sur le flanc du meuble « Cercueil bio », Benoît palpa consciencieusement le fond matelassé du sommier, non sans jouir d’avance de la douceur voluptueuse que sa partenaire et lui partageraient quand serait venue pour eux l’heure de l’étreinte idéale et fatale.

Un silence se fit soudain, au cours duquel une étrange accélération du temps ne laissa pas même Benoît se rendre compte de ce qui lui arrivait. À son oreille retentit bizarrement la question « Voulez-vous prendre pour épouse, etc. », il crut entendre aussitôt sa compagne répondre pour lui : « Oui, il le veut ! », eut l’envie subite de sauter dans la couche nuptiale, en y plongeant main dans la main avec sa merveilleuse matrone, jusqu’à ce que tout se figeât pour lui en une dernière pensée pratique : « Même dans un cercueil à deux places, il doit être difficile de se retourner ».

Les lumières s’étant alors brutalement éteintes en même temps que la conscience de notre héros, je dois vous avouer, cher lecteur, ma totale incapacité de conter par le menu les derniers moments de cette histoire, dont il est permis de se demander si elle pourra vraiment, un jour, toucher à sa fin. »

[à poursuivre ?]

Le Songeur  (27-02-2020)



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