AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (116)

EN QUÊTE DE CARMINE

Il m’arrive d’errer dans les cimetières. Ce sont là des lieux parmi les plus reposants qui soient. On y prise pendant quelques instants une bouffée de déconnexion, l’une de ces denrées si rares, aujourd’hui, qu’une loi récente vient d’en rappeler la nécessité vitale. On peut y songer librement aux choses de la vie, avec une gravité recueillie, et parfois même amusée. C’est là que j’ose aimer marcher parmi les ombres, foulant discrètement le gravier des allées, humant le parfum des cyprès éternels, et me souvenant que « philosopher c’est apprendre à mourir ».

Tout autour du passant, qui se glisse furtivement au milieu de ceux qui en ont fini avec l’existence, les tombes semblent former des forêts de pierres inégales, dépourvues de feuilles mais non de fleurs, et dont les racines seraient des branches souterraines, plongeant vers les enfers à des profondeurs insoupçonnées. De même que le cinéphile nourrit ses contemplations d’arrêts-sur-images, le songeur invétéré peut alors se laisser aller à de longs arrêts-sur-inscriptions funéraires. Et se sentir un moment vacciné, par sa méditation, contre la charogne qui n’épargne personne.

C’est ainsi que revisitant, il y a peu, un cimetière qu’il me semblait avoir apprivoisé, j’ai été saisi, choqué même, au détour d’une allée, par une tombe que je n’avais jamais vue là. Une tombe nue, récente, à même le sol. Un simple bourrelet de terre fraîchement remuée, contrastant avec les marbres d’alentour. Dans la pénombre, on aurait dit la forme bombée d’un dormeur gisant sous une couverture. Sur cette terre nue, quelques pauvres objets (un pot de fleurs défraîchies, la canette d’un soda, un jouet d’enfant peut-être, la couronne fanée d’une association sportive de rugby). À la tête de ce mince monticule de terre brute, une simple croix de bois, nue elle aussi, avec une plaque ovale sans effigie où se devinait un nom et une date. À croire que le défunt avait été enseveli tel quel, à peine vêtu, sans cercueil, sans cérémonie, dans une fosse sableuse vite creusée vite comblée.

Je me suis approché de ce dénuement, et j’ai lu. Le nom ne me disait rien. J’ai été intrigué par le prénom dont je ne connaissais pas même l’existence : « Carmine ». Fille ou garçon ? Je l’ignorais. Et c’est alors que j’ai reçu la date en plein cœur : « 1999-2016 ». Un être humain de 17 ans gisait là ! Comment ? Pourquoi ? Depuis quand ?

Aucune indication des mois, ni des jours, de sa naissance et de sa mort !

J’aurais pu, naguère, l’avoir comme élève ! Que s’était-il passé ? Par quel hasard mes pas m’avaient conduit là, butant presque sur cette étrange tombe ? Aurais-je été appelé ? Naïve impression ! Songer au mystère d’un être suffit-il à prolonger, un instant, sa petite flamme d’existence ?

Cependant, quelque chose émanait de cette tombe de terre, quelque chose qui tentait d’arrêter le passant, comme un sourd cri de vie se frayant un passage dans l’épais silence du soir. Je n’avais pas droit de récuser mon émotion soudaine. Je me suis surpris à murmurer : « Pauv’tio », comme traversé par la voix des Vieux de mon village, de mon enfance.

Et puis, j’ai voulu savoir. Savoir, savoir, pour qu’on oublie le moins possible…

Comment peut-on mourir à dix-sept ans ? Leucémie ? Suicide ? Accident de la route ? Overdose d’un enfant égaré, cherchant en vain le Sens ? Maladie fatale d’une jeune fille handicapée ?

J’ai osé – sur Google ! – faire une recherche hâtive.

En vain. Pas de trace lisible d’adolescent portant ce nom.

J’ai hésité. Je ne me voyais tout de même pas aller éplucher les journaux ou consulter les rubriques nécrologiques locales ! Car enfin, ce décès, est-ce que ça me regardait ?

J’ai vérifié les statistiques. « Carmine » est un prénom mixte. Mais plus souvent masculin que féminin. Ainsi s’expliquait la couronne mortuaire d’une association de rugby. Carmine était un garçon. Il avait aimé le sport, indice de vie, d’entrain, de passion peut-être. Cette pratique avait sans doute aidé l’enfant à grandir. Mais après ?

Je m’interrogeais. Avait-il rêvé d’une sorte d’idéal, même si ce mot n’est plus au goût du jour ? Avait-il aspiré à une forme de « dépassement de soi » (expression surannée !), dont on finit par se lasser ? S’était-il oublié dans la rythmique dominante, comme tant d’autres à son âge, au point de n’en pas revenir...

Je subodorais dans cette mort à la fois un grand désir d’ailleurs et quelque chose de suicidaire. L’euphorie d’un « moi » qui s’oublie dans son Rêve, suivi d’une retombée dans sa coquille vide. Une addiction aux drogues, peut-être, qui rend si malcontent de soi qu’on en vient un jour à ne plus se supporter ?

Je me demandais si le destin de Carmine n’était pas emblématique de sa génération : tous ces enfants du XXIe siècle, privés d’avenir parce qu’enfermés dans le présent, et qui finissent par se consumer à force de se consommer. Comme la tombe du Soldat inconnu symbolise le sacrifice héroïque de tant d’humains anonymes, celle-ci me faisait penser aux foules d’ados anonymes sacrifiés sur l’autel des Marchands d’Illusions d’aujourd’hui, dont la drogue quotidienne a pour nom « Retour sur Investissement ».

J’aurais voulu m’adresser à Carmine, lui dire « tu » comme à un enfant qu’il faut consoler. Bien sûr, je n’avais pas le droit d’intervenir dans son histoire de vie. La compassion peut se révéler aussi intempestive que la curiosité. Pourtant, sa tombe m’avait interpellé. J’entendais sa douleur. Je n’oubliais pas qu’en d’autres temps, j’avais écrit Marc, lycéen, pour dissuader les adolescents qui prenaient le suicide pour un acte de courage… Je songeais à la souffrance de ses proches, de ceux qui l’avaient vu croître, désirer, rire, aimer, agir, et qui avaient éprouvé sa présence, sa valeur d’être unique et chaleureux.

Je devais le connaître et faire connaître. Que sa mémoire ne s’efface pas. Enfin, y aider…

Je suis alors activement retourné sur Internet et, faute d’avoir trouvé des textes, j’ai cherché des images. Et je ne fus pas déçu : des phrases sont apparues !

Il y avait en effet quelques rares clichés, mais révélateurs : sur le site « Instagram » (où s’échangent des photos appelant des commentaires) et sur le site « Wiki » (simple lieu de questions-réponses entre jeunes internautes). Voici ces indices qui ont ranimé un peu de la vie de Carmine :

Sur Wiki, il dialoguait avec certains et certaines, non sans jouer lucidement avec sa vérité. Il nous apprend qu’il est né le 20-11-99, et vit à Aix-les-Bains (où il pratique le rugby). Il a pour surnom « Mimi » (Carmine-Carminou-Minou-Mimi). Ses passions ? « Ma copine, le rugby, la musique, la guitare. » Comme beaucoup de sa génération, il « kiffe » (au sens précis, « fumer », et au sens métaphorique « trouver du plaisir à »). Il parle sans gêne des choses de l’amour (« Un câlin, ça ne se refuse pas »), fait le cynique (« Je suis un démon déguisé en ange »), mais se livre avec aisance : « Mon plus grand rêve ? Vivre mes rêves ! » ; il avoue enfin : « J’ai l’impression que la vie, c’est le truc qui m’arrive quand je ne suis pas là » ; « Le pire endroit où je pourrais être coincé ? Dans mes pensées. »

Sur Instagram, à la date du 14 mars 2016, il explique qu’il ne va pas bien : « La vérité, c'est qu'je suis dans un état pitoyable. La vérité, c'est qu'j'n’suis plus là depuis un petit moment. La vérité c'est qu'j'suis mal, en attendant. La vérité, ces temps-ci, me paraît incroyable. La névrose me suit de près. Je ne sais pas c'que j'vais faire après. Ne pas oublier ce que j'ai appris. Et conserver ce que j'ai acquis. » Il fait part aussi d’une expérience curieuse : « Un nouvel horizon, une nouvelle destination. J'n'entends plus personne hurler du haut de ma tour d'ivoire. Je contemple le monde brûler. Il faut le croire pour le voir. »

Et voilà que se pressent les commentaires de ses camarades, postés sous sa photo, fin mars 2016, après sa mort et son inhumation. Sa présence leur manque terriblement. Il leur manque par ses paroles, par ses amitiés, par son amour. Extraits* :

« Plus les jours passent, et plus tu nous manques. Tes paroles me manquent, tes façons de m'expliquer tes théories. Tout ça me manque à moi, et à beaucoup d'autres. J'aurais aimé avoir le temps de te remercier. Repose en paix. »

« Même si je te connais pas, je te voyais au rugby... Une grosse pensée à toi. »

« Je t'ai très peu connu mais je garde une pensée pour toi, tu vas sûrement manquer à beaucoup de personnes. »

« Deux semaines. Deux semaines sans voir cette tête. Deux semaines qui me paraissent durer une éternité. J'me demande bien comment je vais faire pour vivre sans toi, mon amour. »

« C'est dur pour moi, j’suis seulement une fille de sa classe, mais très touchée. »

« J’te vois prendre le bus de Tresserve, mais j’ n’osais pas te dire bonjour, t’avais ta capuche, t’essayais de te faire discret, j’sais que t’allais pas bien passer un moment, si j’avais su… Tu manqueras à beaucoup de personnes, ma grand-mère prie pour toi, j’espère que tu nous surveilles de là-haut, j’espère... J’sais même pas quoi dire, j’suis choqué, j’comprends pas... »

« Pray for Carmine, je pense fort à toi. »

« Pas une seconde ne passe sans que je pense à toi, mon ange, tu me manques tellement. Je t'aime encore, et toujours. »

« J'ai relu tout ces mots que tu m'avais donnés. T'aimais lire des trucs si beaux. Pas beaucoup de gens le savaient… Je pense à certaines choses que tu m'as dites. Et à certaines personnes. Elle souffre, tu sais. Même si c'est pas ce que tu voulais. Elle tient à toi. Autant que tu le voulais, si ce n'est même plus… Je m'attends encore à recevoir un message qui dirait "Hey, je déconne. Je suis là. C'est qu'une blague de merde, tout ça." Et j'aurais préféré que ce ne soit qu'une blague. Seulement une blague. Rien qu'une blague et qu'en fait, t'ailles bien. Que tu sois encore là. Je suis désolée, Carmine. Je suis désolée. Son fils. Son frère. Son amour. Son meilleur ami. Mon âme sœur. T'es tellement pour nous. »

Lisant cela, j’avais l’impression de faire intrusion dans un Café, où tous étaient réunis autour de Carmine, toujours là mais invisible. J’ai mesuré le mystère de ce qu’il représentait, au point qu’il ait manqué à ceux-là même qui ne l’avaient pas connu. Je le voyais intelligent, simple et direct, je percevais sa tendresse sous son ironie (qui ne trompait personne) ; j’ai senti se confirmer ce grand désir de Sens qu’il n’a pas réussi à trouver, j’ai imaginé tout ce qu’il aurait pu être s’il n’avait pas été, sans doute en sa profondeur, à jamais inconsolé…

Et ce sont des sujets à toujours le pleurer ! **

S’il vous arrive, à la belle saison, de passer par le cimetière de Tresserve, près d’Aix-les-Bains, n’hésitez pas à déposer un bouquet sur la tombe de Carmine (tout près des grands arbres tutélaires) : il continue d’avoir besoin de fleurs plus encore que de pleurs.

Le Songeur  (19-01-2017)


* Je me suis permis de rectifier l’orthographe, ici ou là.

** Molière (« À M. La Mothe Le Vayer, sur la mort de son fils »)


(Jeudi du Songeur suivant (117) : « VERTU ET DÉMOCRATIE » )

(Jeudi du Songeur précédent (115) : « ET SI ON REVENAIT À L’EXPLICATION DE TEXTE ? » )