AFBH-Éditions de Beaugies 
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Série Songes oubliés-VIII

J’AI CRU TOUCHER UN NOUVEAU CORPS

À l’occasion de mon 85ème anniversaire, mes enfants se sont cotisés pour m’offrir un nouveau corps. Il y avait une grande promotion pour la Rentrée, au New Body Center, soutenue par une incroyable décision du ministère de la Santé : la prise en charge à 95% de l’opération par la Sécurité Sociale.

Cette perspective m’a aussitôt plongé dans la plus grande confusion. Comment résister ? J’étais flatté de ce qu’on tienne suffisamment à ma personne pour lui offrir un « coup de jeune » équivalant à plus de trente années de vie. Mais en même temps, pris d’une angoisse extrême, en homme d’expérience qui ne pouvait oublier le proverbe ancestral : Tout nouveau tout beau.

Un court instant, j’ai même éprouvé les affres d’une inquiétude métaphysique : ma parfaite santé retrouvée n’allait-elle pas m’ôter le Sens des finitudes de la vie humaine, qui faisait l’essentiel de mes divines inspirations ?

C’est alors que je me suis rappelé la bonne Nouvelle de l’Évangile. Selon Jésus, revisité par Paul, « vivre c’était innover », ou si l’on préfère, dans le langage de ces temps-là : Il nous faut sans cesse revêtir l’homme nouveau. Tel est l’Appel constant du Seigneur. Le Corps n’est que l’enveloppe charnelle de l’Esprit. Vivre, c’est être en marche et en mouvement. Lève-toi et marche ! Pars en avant ! Vivre c’est changer de peau. Mue, mute et monte ! Honte aux Anciens ! Le passéisme est nuisible à la vigueur des artères et à la souplesse des articulations.

Je me suis donc rendu dès le lendemain au magasin central, dont la façade venait juste d’être ravalée, pour montrer l’exemple. Il y avait foule. Par bonheur, vu mon âge, je n’avais pas à faire la queue. Je passai donc triomphalement devant la file d’attente où, à mon grand étonnement, il y avait autant d’hommes et femmes d’âge mûr en mal de jeunesse que de vieillards flageolants, serrant contre eux leurs maigres économies.

Aussitôt, je fus pris en charge par l’hôtesse d’accueil du groupe des préinscrits, puis introduit dans l’antichambre dite « de présentation », où m’attendait une ravissante Bio-Psychologue (B.-P.-Number 7).

Il n’y avait d’ailleurs, dans le personnel, que de très jeunes femmes, visiblement choisies pour inspirer la confiance, « l’être bien avec », le désir aussi peut-être, mais dont la voix, les yeux et la démarche annonçaient avant tout l’autorité et la compétence.

BP7 avait déjà mon dossier en mains. Mes enfants et petits-enfants avaient tout prévu, tout préparé.

Une large partie de l’interrogatoire ne fut que pure confirmation des multiples données de mon identité corporelle : analyses bio, métabolisme basal, mensurations diverses, traits physiques, habitudes gastronomiques, pratiques sportives, bref, tous les usages ou mésusages les plus fréquents que je faisais ou avais pu faire de mon enveloppe charnelle. La voix suave acquiesçait à toutes mes réponses, notant avec un sourire engageant les moindres précisions ou rectifications qu’elle saisissait en silence sur son clavier, relié en temps réel au Service Finition.

— Et sur le plan moral, comment vous situez-vous ?

J’ai un peu sursauté. Je ne m’attendais pas à une investigation psy.

BP7 me précisa que l’opération impliquait une nécessaire re-conformation psychologique dont les patients doivent être prévenus. Elle devait connaître en détail leur caractère global, leurs formes de positivité intime ou de rébellion secrète, la manière dont ils vivent leurs stress ou leurs sensations, les inévitables expressions ou perversions de leur sexualité naturelle, etc.

Et puis ce fut, tout à coup, la question que je n’attendais pas, qu’elle énonça avec un vaste sourire aux dents blanches sur rouge à lèvres prometteur :

— Êtes-vous sujet, Monsieur, à la nostalgie ?

Craignant une contre-indication imprévue, je m’empressai de répondre :

— Non, bien sûr !

— Je vois, fit-elle, avec une bienveillance soupçonneuse.

Avait-elle eu vent de faiblesses inavouées qu’eussent trahi mes écrits ?

N’importe, notre échange spirituel reprit. J’essayais de faire bonne figure, dans l’espoir de toucher un bon corps. Cependant, à la moindre hésitation – soit que je n’ose répondre à des suggestions froissant ma pudeur, soit que je masque mal mes inclinations politiques – elle me comblait d’un étrange « Je comprends » qui m’apaisait, comme si nous n’avions été depuis l’aube des temps que des compagnons partageant la même mystérieuse expérience de la vie.

Et puis, sans transition, elle s’est levée, et d’une voix à la fois déterminée, protectrice, souriante et maternelle :

— Nous allons passer à la cabine d’essayage, fit-elle.

Je frémis.

Allais-je devoir si tôt revêtir mon nouveau corps, comme on enfile un pyjama que votre maman vient de repasser ?

Elle n’en dit pas davantage.

Me précédant de sa taille élancée, elle se frayait dans la foule un chemin impérieux.

Nous prîmes un large ascenseur. Il ne menait qu’à deux étages : le premier portait l’inscription « Dépeçage-Rhabillage », le second, « Essayage », qui s’ouvrit pour nous sur une grande pièce fonctionnelle.

Je me demandais si je devais tout de suite tomber le pantalon, comme lors de mon lointain Conseil de révision.

— Allongez-vous, dit-elle très simplement, me désignant une sorte de fauteuil fort incliné, environné de multiples appareils, qui me rappelait celui de mon dentiste.

Elle s’assit tout près de moi, et pianota sur une série de touches, en me soufflant :

— Ne bougez pas !

Une batterie de flashes fouetta l’atmosphère, d’autant plus terrifiants qu’ils étaient silencieux.

Cependant, BP7 m’expliquait posément le mode d’emploi :

— Nous disposons de 12 formats de base, de toutes les tailles, produits en série. Cela nous fournit une multitude de prototypes, que des paramètres de personnalisation différencieront. Chacun est en outre programmé pour vivre à partir d’un certain âge, et pour un certain temps (en principe garanti). Par exemple, vous pouvez choisir un corps de 20 ans valant pour 60 ans (sauf accident). Ou un corps de 30 ans garanti 50, 60, 70 ans. Les tarifs dépendent de la jeunesse du corps choisi et de la durée de la garantie. Bien entendu, selon l’usage que vous en ferez, vous pourrez dépasser la date de péremption, sans surplus de paiement. Un « 20 ans » de base garanti 70 revient à environ 1 million d’euros, à quoi s’ajouteront les mille et une options de votre apparence physique (pigmentation de la peau, couleur des cheveux, expressions du visage, denture, senteurs, timbre de la voix) ou des capacités intrinsèques (acuité visuelle ou auditive, capacités cérébrales, fiabilité du tube digestif, métabolisme, testostérone, folliculine et autres hormones, performances sportives, sexuelles et cardiaques, etc.).

J’étais impressionné, admiratif, à peine angoissé.

— Attention, fit-elle brusquement, vous allez sans doute un peu souffrir : s’il vous plaît, abstenez-vous de gémir.

Aussitôt, une multitude de piqûres – comme issues d’un essaim de frelons – me transpercèrent un peu partout, à la surface de mon enveloppe charnelle comme au plus profond de mes organes internes.

Je retins ma douleur.

— Ce picotement n’est rien, fit-elle tendrement, à côté des immenses plaisirs que vous procurera votre corps retrouvé. Nous allons vous reproduire à l’identique, avec de multiples améliorations. Songez bien, avant tout au choix que vous allez faire.

— Que me conseillez-vous ?

— Nous ne sommes pas autorisés à vous conseiller. Tout dépend de vous.

— Un corps de 20 ans, dis-je, c’est peut-être un peu brutal.

— Il est vrai, surtout au plan psychologique. Le choc est certain.

— C’est que j’imagine aussi la surprise de mon épouse, sa nécessaire adaptation, et…

— Il est vrai. Vous pouvez opter pour un 40 ans : c’est meilleur marché.

— Sans doute. Mais le renouveau obtenu est peut-être limité dans le temps, compte tenu de l’ampleur de l’opération.

— La plupart choisissent en effet un corps de 30 ans, pour se situer à la jonction fin d’études/ début de carrière.

— Il me faut réfléchir.

— Sans tomber dans l’indécision, j’espère.

Elle ajouta :

— S’il faut vous rassurer, n’oubliez pas le séminaire de réadaptation mentale, auquel peuvent participer les conjoints, moyennant un supplément très modique.

— Est-ce vraiment nécessaire ?

— Nous le conseillons. Le réapprentissage corporel est sans doute indispensable, pour éviter tout incident, mais il ne faut pas négliger la gymnastique cérébrale. Il faut se prémunir contre les tentations de rejet. Quelqu’un qui se pose trop de questions supporte mal le retour à la jeunesse. On doit faire confiance aux options préprogrammées que nous avons conçues pour dynamiser votre nouvelle vie. Vous connaissez notre devise : Un esprit simple dans un corps sain. Des sens nouveaux dans des corps beaux. Du bien-penser pour du bien-vivre.

— Mais en combien de temps s’effectue l’opération elle-même ?

— Vingt minutes.

— Seulement ? Mais… la convalescence ?

— Elle n’est pas nécessaire.

— Mais… la préparation ?

— Nous venons de la faire. Tout a été enregistré, numérisé, optimisé, programmé.

— Mais ça se passe…

— Ici même. À l’étage du dessous. Je vous y accompagnerai volontiers. Mais vous pouvez y descendre seul. C’est une cabine chaleureuse, qui sent l’œillet, le chrysanthème et le sapin, sans oublier la rose et le parfum personnalisé.

— Celle où il y a l’inscription… ?

— « Dépeçage-Rhabillage ». Tout à fait. C’est la bonne cabine. Mais ce n’est qu’une expression fonctionnelle. On en sort ragaillardi, prêt à rentrer chez soi. Sans douleur.

— Ah bon ? Je n’aurais jamais cru…

— Ne craignez rien, fit-elle enfin. Je vous sens frémir de hâte de redevenir jeune.

Et en effet, j’avais de moins en moins peur. L’opération allait être un succès. J’allais donc revêtir l’homme nouveau ! Mon Dieu !

C’est alors que je fus traversé d’une curiosité soudaine :

— Mais que faites-vous de l’ancien corps… enfin, de la dépouille dite « mortelle » ?

— Aucun problème ! Rien n’est plus mortel pour nous.

— Alors ?

— On la recycle.

— C’est-à-dire ?

— On la rafraîchit, et ça part dans le Tiers-Monde.

— Ils en veulent ?

— Bien sûr. Ça aide les migrants et favorise leur intégration.

— Mon bon vieux corps ne sera donc pas pilonné ?

— Pas le moins du monde. Il y a un vaste marché, comprenez-vous.

— Un vaste marché ? Comme pour les voitures d’occasion ?

— Oui, en toute légalité. Et c’est mieux ainsi. Car partout où il y a un marché, on peut craindre des trafics clandestins, ou des contrefaçons.

— Certes !

J’étais rassuré. Savoir que mes restes ne seraient pas inutiles, cela contentait vraiment ma nature nostalgique. En prenant l’ascenseur, tandis que BP7 me mettait à la bouche une pilule de pré-endormissement, une dernière question me vint à l’esprit :

— C’est tout de même incroyable de penser que la Sécurité Sociale rembourse presque intégralement l’opération ! Surtout sous un gouvernement de droite !

— Pensez-vous ! fit-elle, en riant avec moi. Cela lui permet de faire une économie bien supérieure. Rendez-vous compte : un pensionné de moins, et un travailleur de plus, pour une durée dépassant les trente ans, ça rapporte au moins le double du coût de l’opération.

— Ah oui ? dis-je en bâillant, ah oui, oui, oui, oui….

*

Brutalement, je me suis senti comme arraché d’un sommeil éternel, en pleine sueur !

Où étais-je ? Que s’était-il passé ?

Pris d’une angoisse mortelle, je me suis agité en tout sens, avec une vigueur inaccoutumée… J’ai tâté mon corps, mes membres, ma peau, qui se raidissaient sous ma main, et après tant d’inquiétudes, j’ai enfin éprouvé la réalité de mon bonheur : Ouf !

Ouf ! J’étais resté Vieux…

Et cela devait se poursuivre jusqu’à la fin de mes jours !

Le Songeur réveillé  



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