AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Série Songes oubliés-II

LES ANIMAUX MALADES DU CLIMAT

An de grâce 3018

Un mal qui empeste les airs

Plus blessant qu’un galop de fers

Plus pervers, plus subtil que tout autre poison,

Capable en cinquante ans d’anéantir la Terre

L’Infâme C-O-2, car tel était son nom,

Habile à détourner l’effet de serre,

Faisait aux Animaux la guerre.

S’ils n’en mouraient pas tous, chacun le respirait.

Le masque à gaz, grimé en croix, devint sacré.

Quelle que fût l’ardeur des pulsions

Et Tentations

Printanières

Les bêtes n’osaient plus se flairer la crinière,

Ni les hérissons s’enlacer,

Ni les pigeons se becqueter…

• Inquiète de tels désordres, engendrés par l’inconscience des engeances terrestres, l’Organisation Mondiale des Chiens (OMC) décrète l’urgence d’une Conférence au sommet. Il s’agit de démasquer les coupables et de poser à la planète entière la vraie question de fond :

« Comment rendre ce monde plus canin ? » (certains croiront comprendre : « plus câlin »).

Il faut savoir qu’en ce Trentième siècle, après l’extinction des humains, l’espèce canine fait autorité sur le globe. Elle est en effet la plus haute Instance de la Communauté mondiale, chargée de promouvoir et faire respecter la Déclaration des Droits et Devoirs des Animaux Planétaires.

L’enjeu est de taille : il faut à la fois punir et éduquer, obtenir l’assentiment de toutes les meutes animales et, last but non least, réguler leurs conduites dans un univers où règne encore la loi de la jungle, et notamment de la jungle dite « des affaires ».

• Certes, l’esprit des débats n’est pas d’imposer des solutions drastiques : il est garanti que les prédateurs pourront encore mordre, pour peu qu’ils mordent selon les règles, c’est-à-dire, par exemple, en ne laissant pas pourrir les charognes qui empoisonnent l’environnement.

Certes, la plupart des espèces sont d’emblée acquises à l’idée qu’il vaut mieux, pour ménager l’avenir du monde, prôner la caresse que la muselière.

Mais il semble difficile d’échapper à une sorte de procès public de tous contre tous, vu qu’il coexiste encore trop de rivalités secrètes entre les diverses Meutes qui se déclarent plus pacifistes les uns que les autres.

L’OMC, en particulier, est en butte à l’hostilité de l’Académie des Singes. Ceux-ci, à l’inverse des Canidés voulant caniniser la planète, prétendent rendre le monde plus simiesque, avec, semble-t-il, une certaine réussite.

Entre ces deux Cultures, si soucieuses soient-elles de la survie de l’Astre bleu, le conflit est inévitable.

• Une sorte de grand Jugement mondial se déroule alors dans un espace géographique tempéré, aménagé de telle sorte que toute race puisse y participer sans danger (l’OMS y veille). Par précaution, n’y sont invités qu’un cercle d’animaux hautement représentatifs des principales espèces vivantes, — celles-ci ayant été au préalable regroupées en douze groupes majeurs, dont les délégués sont nommés les Grands de ce monde (G12).

Autour de la table ovale, on reconnaîtra aisément les ambassadeurs respectifs des Simiesques et des Canines, les plus loquaces, mais aussi les multiples avocats des Félines, des Chevalines, des Ruminantes, des Oursines, des Porcines, des Gallinacées, des Ailées, des Dauphines et des Requines (celles-ci dans leurs fauteuils aquatiques). Sans oublier bien sûr les Léonines qui, secrètement, s’entendront aussi à faire défendre leurs intérêts par les Félines…

• L’heure des Confessions-Accusations de la totalité des peuples de la Terre ayant enfin sonné, chaque procureur plaide alors sa cause en incriminant les torts de son voisin le plus faible. C’est la partie la plus brillante, quoique un peu longuette, du débat. On s’amuse d’y voir les hérauts des espèces les plus violemment polluantes s’accorder entre eux pour grossir les péchés des moins dévastatrices. Les pauvres Ruminantes passent un fort mauvais quart d’heure, accusées qu’elles sont par les Félines de lâcher dans les airs, suite à leurs digestions sans fin, des vesses de méthane exténuant l’atmosphère. Mais aussitôt les Simiesques d’intervenir pour les disculper, en clamant : « Nos frères et sœurs herbivores ont une moindre empreinte écologique que les Canines digitigrades : ne voyez vous combien celles-ci ruinent l’économie planétaire en y imposant leur fameux modèle unidimensionnel : la Société de Carnivoration ! ».

• Très vite, on pressent que la discussion va être aussi interminable que stérile. On n’osera trop approfondir, du Tigre ni de l’Ours, ni des autres puissances, les pires offenses à l’environnement. Les races agressives, jusqu’aux simples mâtins, au dire de chacun, passent pour de petites saintes. L’Académie des Singes, qui se flatte d’avoir tout prévu, propose d’organiser un système de quotas restrictifs de « droits au dérèglement climatique » (DDC) des espèces reconnues. Et c’est alors que…

• C’est alors qu’intervient avec un aplomb redoutable l’équipe des aboyeurs de l’OMC. Ils n’ont pas supporté le soutien des Simiesques aux Ruminantes. Documents à l’appui, ils dénoncent l’Académie des Singes, l’accusant d’avoir secrètement sauvé et laissé croître un petit groupe de rescapés de l’une de ses branches zoologiques : des hominidés ! Des créatures susceptibles de penser (croient-elles), de parler (si l’on prend leurs grognements pour du langage), et surtout, de faire du feu (avec tous les périls que l’on sait). Furieux, le grand Ambassadeur Simiesque ouvre à peine la bouche pour démentir l’accusation, que soudain…

• Soudain se produit « le » coup de théâtre ! Le grand Chef Canin fait entrer dans le Tribunal, sous les huées de la foule, l’un des hominidés en question. « Voici votre prétendu Homo sapiens, ricane-t-il. Nous avons surpris l’animal en flagrant délit de frotter deux silex l’un contre l’autre : que voulez-vous de plus ? ».

On interroge sans pitié le funeste terrien.

Terrifié, il avoue son forfait en un dialecte simiesque baragouiné.

Honteux et grelottant, il tente alors en vain de s’expliquer. Oui, il avait eu froid, très froid. Oui, il allait brûler deux ou trois bouts de bois pour se réchauffer !

Oui, il savait qu’il prenait un risque.

Il demande grâce…

Hélas, ses propos, aussi confus soient-ils, manifestent une forme d’intelligence si perverse qu’elle ne fait qu’aggraver son cas.

Si bien donc qu’à ces mots…

À ces mots, on cria haro sur le « sapiens »,

Ce galeux, ce pelé, cet incendiaire « infans »,

Prêt à faire de toute la Terre

Une fournaise d’Enfer.

L’ire de la communauté mondiale culminant

Trouva sage d’en faire un exemple sanglant !

Le fin Porcin lettré prouva par sa harangue

Qu’il fallait pour toujours éradiquer du globe,

Ce criminel et ses semblables !

On le leur fit bien voir.

C’est ainsi que la potence échut à l’homme

Ce qui fut bien mérité, en somme.


[Extrait du Journal La Galaxie,

An de grâce 3018, 31 décembre]



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