AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Les Jeudis du Songeur. Série Songes oubliés-I

L’ENNEMIE INTIME

S’il existe une ennemie radicale de toute pensée, et même de toute vie de l’esprit, c’est bien je crois la démangeaison. Elle vous saisit à l’improviste, interrompt toute poursuite de la réflexion. Et, catégoriquement, vous oblige au geste salvateur : se gratter ! Impossible d’y couper.

L’intellectuel hédoniste ne s’en soucie guère : le soulagement est un plaisir, et tous les possibles du désir valent à ses yeux d’être épuisés.

Mais d’autres, dont je suis, s’y refusent ! Car la démangeaison est par nature obstinée. À peine satisfaite, elle en redemande. Elle renaît de ses cendres. Il faut encore et encore se gratter, et ce n’est pas pour rien qu’on appelle aussi « démangeaison » toute insatiable envie.

Céder à ce qui démange, c’est basculer dans l’addiction. Quiconque se livre une seconde fois à l’abominable plaisir de se grattouiller passe aussitôt de l’agrément à l’esclavage. Quel que soit l’endroit du corps où l’envie l’attaque, c’en est fini de sa liberté de penser !

Et quand la démangeaison atteint l’intensité du prurit – terme horrible s’il en est ! – l’être humain peut faire le deuil de ses facultés spirituelles, si lentement acquises au cours des âges. Il est soudain repris par sa bestialité préhistorique.

C’est ce qu’a bien compris la sagesse traditionnelle. Il y a des lustres que le code de la bonne éducation réprime, judicieusement, le droit de procéder au soulagement du prurit. Tenté ou non, on se retient. Qu’il s’agisse d’un dîner en ville, ou d’une cérémonie religieuse – songeons aux funérailles d’une personnalité – l’acte de se gratter est aux antipodes de toute bienséance. La nature, d’ailleurs, vous force souvent à la vertu, les endroits où « ça démange » n’étant pas toujours à portée de la main.

Se retenir est une épreuve, j’en conviens. Elle chasse toute émotion, elle empêche toute méditation. Mais la civilisation ne vacillerait-elle pas si nous cédions sans frein à la tentation intime ? Certes, on peut à la rigueur se permettre d’esquisser certains mouvements légers, certains frottements discrets, pour atténuer l’espace d’une seconde le caractère insoutenable de l’envie qui vous prend. Mais c’est la concession maximale au-delà de laquelle chacun risque sa renommée. Rien, en tout cas, ne doit être visible.

Je me souviens de la torture assumée par un pianiste célèbre qui, ayant dû lors d’une soirée mondaine jouer l’Adagio sostenuto de la Sonate au Clair de Lune, se sentit soudain pris d’une furieuse envie de se gratter le nez. Son visage tendu était agité de mimiques atroces, que le public – par bonheur – mit au compte d’un lyrisme sublime. Personne ne devina que le seul désir, la suprême pensée qui lui traversait l’esprit, son rêve le plus grandiose… était alors d’interpréter le Concerto pour la main gauche de Ravel, qui lui eût permis de calmer son envie en affectant d’éponger les sueurs de sa face. Je cherche en vain son nom*.

Non, ce n’était pas Horowitz, dont l’appendice nasal est pourtant si plongeant. Mais rien ne nous interdit d’imaginer avec quelle grâce celui-ci eût usé de son époustouflante technique pour se soulager. Rien qu’en y songeant, je le vois déjà, penché sur le clavier, rétractant son pouce droit et piquant la tête en mesure, pour frapper délicatement – du bout du nez – le Sol dièse des trois croches liées dont chacun garde l’inflexion à l’oreille. Tel le mouvement de bascule des pompes de puits de pétrole.

Nul doute que les auditrices du meilleur monde eussent été ravies de voir s’ajouter, au bercement des sons, cette rythmique visuelle. Et sûr qu’un compositeur inspiré par l’exploit du virtuose n’eût point manqué d’écrire un Concerto original dont le nez du pianiste eût fait chanter la mélodie centrale, libérant du même coup ses mains pour qu’elles pussent faire jaillir, aux deux extrêmes du clavier, des torrents fastueux de notes hyper-graves et suraiguës.

On peut rêver.

Le Songeur  


*  Ce pianiste, probablement imaginaire, semble être issu d’un sketch comique de Bernard Haller, si j’en juge par la mémoire de mes amis : vous pouvez le voir ou le revoir en suivant ce lien.


(Songe oublié suivant (II) : « LES ANIMAUX MALADES DU CLIMAT » )