AFBH-Éditions de Beaugies 
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Songe à ne pas oublier-XXXV

CE JOUR OÙ
PERSONNE NE SAVAIT QUEL JOUR ON ÉTAIT…*

Il y a environ quatre ou cinq ans, j’ai été le témoin d’un étrange phénomène temporel. Me sachant chrétien donc charitable, des personnes de mon entourage m'invitèrent à visiter un ami qui s'ennuyait dans un établissement de salubrité publique, profitant du système "Blablacar" pour minimiser les frais. Quoique surpris par le klaxon un peu bruyant du véhicule qui m'emmena, je fus bientôt agréablement accueilli, en salle d'attente, par un personnage au visage bienveillant, vêtu de blanc, qui me demanda avec courtoisie :

— Au fait, quel jour sommes-nous, Monsieur ?

Je le savais évidemment, mais compte tenu du récent changement d’heure, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une plaisanterie et, pour ne pas tomber dans le panneau, j’ai gardé le silence.

— Ah, Je vois, dit-il en souriant, et il disparut, cédant la place à une jeune femme vêtue de blanc qu’on aurait pu prendre pour une infirmière, fort jolie d’ailleurs. Et là, bizarrement, penchant vers moi son beau sourire, celle-ci me posa aussitôt la même question que son supérieur hiérarchique. « Elle non plus ne le sait pas, me dis-je en moi-même : ah, vraiment, comme le temps passe vite !… » Ému par son cas, je lui ai à l’instant moi-même souri, avec compassion.

Me jugeant alors fatigué, elle me proposa de m’allonger sur une sorte de civière, qui se trouvait là par hasard, comme si nous nous étions trouvés aux urgences d’un hôpital proche de ma résidence. On me proposa bientôt de me conduire dans « ma » chambre et j’en fus étonné, car je n’avais pas encore dîné, ce qui en général se fait dans les hôtels normaux. C’est alors qu’un brancardier jailli d’un couloir m’approcha pour m’y pousser, un homme au demeurant athlétique et bavard, qui aussitôt m’interrogea sur un ton neutre et pragmatique :

— Vous ne savez plus quel jour nous sommes, Monsieur ?

Décidément, ils n’avaient que ça en tête ! J’avoue que je me sentis partagé entre la colère et la pitié. S’amusaient-ils tous à mes dépens, ou ignoraient-ils vraiment la bonne réponse ?

Devais-je entrer dans leur petit jeu, pour ne pas les humilier ? J’avais en effet parfaitement saisi, en passant dans cette agglomération qui débordait de signaux lumineux, que nous étions dans le centre-ville de C++, aux entrées d’un hôpital moderne, donc humain. Sans doute m’y avait-on conduit pour y visiter un proche, récemment opéré, ce qui ne justifiait tout de même pas qu’on me demande à tout bout de champ quel jour nous étions (dimanche, ou jour de fête ?). Et pourquoi donc, pendant qu’on y était, ne me demandait-on pas aussi quelle heure il était ? De fait, en me déposant sur le lit, le sympathique brancardier me fit cette très pertinente remarque :

— Dites-moi, qu’est-ce que vous avez là, au poignet ?

Il ne semblait pas avoir reconnu ma montre ! Je répondis : « Ah, oui ! », et je lui souris d’un air entendu, songeant que j’avais affaire à quelque handicapé mental employé par l’hôpital public. D’ailleurs, en roulant dans le couloir, je l’avais surpris en train de répondre à un de ses collègues « Il ne le sait même pas ! », ce qui devait sans doute se rapporter à la question qui semblait préoccuper tout le monde en ce lieu – quelle était la date précise de ce jour de novembre ? En vérité, je commençais à m’alarmer singulièrement d’une pareille ignorance chez les familiers de cet édifice. Il faut savoir que j’ai toujours eu confiance dans nos services publics, et que je payais mes impôts sans regret, pour en assurer la sauvegarde. Or, n’était-il pas consternant que, du moindre brancardier jusqu’au médecin-chef, en passant par les infirmières et autres aide-soignantes, tous ces professionnels de la santé fussent soudain frappés d’une sorte d’amnésie collective concernant le calendrier officiel.

Incroyable ! Je n’en revenais pas. Pas un individu de cet établissement ne semblait capable de trouver tout seul la date du jour, ne serait-ce qu’en ajoutant une unité à la date de la veille, que chacun avait dû oublier au fil de la nuit…

Avaient-ils fait la java la veille au soir ? Fallait-il craindre une invasion d’extra-terrestres ayant entrepris leur conquête par un brouillage universel de l’ensemble des repères spatio-temporels de la planète Terre, ou simplement incriminer une nouvelle séquelle du dérèglement climatique ? Ô navrante situation de la Santé en France ! Que faisait Madame le Ministre, pourtant réputée ?

J’en étais là, de mes folles conjectures, quand je vis entrer une sorte d’Infirmière-chef se plantant au pied de mon lit, et puis, me toisant sans pitié, sortir de sa pochette une paire de ciseaux :

— Qu’est-ce que c’est que ça ? me fit-elle, péremptoire.

Et pour m’aider à comprendre la question, elle affectait de cisailler des objets ou des papiers invisibles à travers l’air, faisant visiblement appel à mon imaginaire poétique…

Je résolus de ne pas la décevoir, et, la voyant croiser maladroitement dans le vide les deux lames qui se frottaient rythmiquement sous ses doigts (savait-elle réellement à quoi ça servait ?), je lui fournis gratuitement une interprétation surréaliste :

— « Ce sont deux éléphants qui se trompent ! », répondis-je sans hésiter.

Son Désenchantement, immédiat, faisait peine à voir…

— On peut le voir comme ça, fit-elle prudemment, et d’ajouter, passant du coq à l’âne : mais dites-moi, avez-vous une idée du jour que nous sommes aujourd’hui ?

C’était au moins la sixième fois : une véritable obsession chez ces gens-là ! Je lui fis aussitôt une réponse détaillée quoique inattendue, traduisant bien mon agacement :

— Je le sais parfaitement, et je puis même vous affirmer qu’il y a 62 ans exactement, j’étais interne dans un pensionnat, à trois cents mètres d’ici !

Elle sursauta :

— Interne, vous ? (elle prenait le mot dans son sens médical !)

— Tout à fait. J’étais pensionnaire dans cette institution catholique fort connue, et j’y préparais mon bac Math-élem !**

Elle sembla dépassée, incrédule : c’était pourtant vrai, aussi vrai que ce que je crus lui entendre dire dans un micro portatif : « Patient logorrhéique » (= atteint d’incontinence verbale) ; à l’école, elle m’eût dit : « Tu as fini de parler à tort et à travers ! »***, alors qu’elle ne savait pas même quel jour on était ! Bizarre comme on traitait le respectable septuagénaire qu’ils me savaient être (« Vous êtes bien né en 1940, n’est-ce pas ? »), tout en ignorant la date du présent !

Pour comprendre ce qui m’arrivait, j’essayais de me dire que, 18 ans après l’entrée de la Terre dans le 21ème siècle, une étrange faille s’était produite dans notre Espace-Temps, laissant désemparés tous ces humains en blouse blanche qui pensaient devoir se charger de mon cas… J’avais l’impression de me trouver dans un hôpital psychiatrique où, par désir légitime d’économiser le personnel, on avait recruté les fous eux-mêmes pour occuper les nobles fonctions de « garde-fous »… Ce sont-là des choses qui arrivent encore de nos jours, comme par exemple dans ces bâtiments flambant neufs qu’on nomme « Centrales nucléaires », où règne l’autogestion.

C’est alors qu’en dépit de l’absurdité apparente de ma situation, je décidai, tel Rouletabille, de « prendre ma Raison par le bon bout ». Mes souvenirs de linguistique aidant, j’observai que toutes les questions qu’on m’adressait ne s’apparentaient pas à la fonction référentielle (savoir réellement la date du jour où nous étions), mais plutôt à la fonction phatique (vérifier si nous partagions les mêmes repères hic et nunc pour nous rassurer ensemble sur la juste « évaluation » de notre humaine condition). La clarté jaillit aussitôt dans mon esprit : il y avait en effet un principe de cohérence, un paradigme commun à tout ce qu’on me disait ou qu’on me faisait. En un mot, tout se passait comme si chacun me considérait comme possiblement victime d’un A.V.C. C’était frappant ! Et si tout se passait comme si, sans doute était-ce que c’était peut-être bien le cas. C’était si simple que je fus presque tenté de pleurer de joie en me rendant soudainement à cette « évidence ».

Je retrouvais là une leçon de sagesse immémoriale : lorsqu’il nous semble que la démence humaine se généralise, c’est simplement parfois qu’un grain de folie s’est immiscé dans notre cerveau trop disponible, trop malléable… Observez–vous vous-mêmes : lorsqu’on a la vive impression que tout le monde marche sur la tête, il faut se demander si l’on n’est pas en train de penser avec ses pieds.

(À suivre)

Le Songeur  


* Récit quasi autobiographique.

** Authentique.

*** Quand on est en position de patient, donc réduit à n'être plus que l’objet du discours d’autrui, n’est-il pas sain de tenter de redevenir un sujet de paroles ? Il suffit du regard médical pour transformer un sujet en symptôme…



(Songe à ne pas oublier suivant (XXXVI) : « SE DÉTACHER DE CE QU’ON AIME ? » )

(Songe à ne pas oublier précédent (XXXIV) : « DU MOI-RIEN À L’UNIVERS-NÉANT » )