AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (63)

QU'EST-CE QU'UN BUT, DANS LA VIE ?

On a beau méditer hors du temps, l’actualité vous rattrape. Le mois de mai, pour les uns, c’est le festival de Cannes ; pour d’autres, c’est la Coupe d’Europe des Clubs champions. À chacun son but, dans l’existence...

Pour ma part, ô honte, j’ai choisi le foot ! Un sport métaphysique, comme chacun sait. Vous vous souvenez, par exemple, du fameux but de Bathenay. Non ? Moi, tous les ans au mois de mai, j’y repense. L’intérêt de l’actualité, c’est de nous faire ressouvenir. Vous avez oublié ? Eh bien, écoutez :

Nous sommes à la cinquantième minute du match de Coupe d’Europe Liverpool/Saint-étienne, le 16-03-1977, vers 21h30. Les deux équipes sont à égalité. Il suffit à Saint-Étienne de marquer un but pour vaincre et se qualifier. Vous me suivez ?

C’est alors que Dominique Bathenay part balle aux pieds, de sa foulée pesante, dribble deux adversaires et, irrésistiblement, déclenche un tir qui troue la cage adverse. Le ballon s’échoue dans les filets, et ce tir s’inscrit pour toujours dans la légende stéphanoise.

Et après, allez-vous dire ? Si par hasard vous savez, vous me rappellerez que Saint-étienne a fini par perdre ce match. Mais qu’importe que le match ait été perdu ou gagné ! Ce qui compte, c’est l’étrange relation que le sportif a dû entretenir avec ce magnifique but issu de sa foulée, et qu’il tentera vainement de répéter par la suite. Car ce qui vient de se passer, à l’instant même, vient de se perdre dans les abysses du passé. Surgit alors la question : qu’est-ce que Bathenay va pouvoir faire de son but, maintenant ?

L’ami Bathenay (mais ce serait vrai de tout autre héros, Kopa, Platini, Maradona, Zidane ou Messi) a-t-il senti combien il fut présent dans ce but jailli de sa personne ? A-t-il mesuré à quel point il a coïncidé avec lui-même, dans cette formidable rencontre de son être et de son acte ? Je l’ignore. Ce qui est sûr, c’est que désormais, ce moment si intense et si court lui échappe. Et qu’il s’y échappe à lui-même ! Sitôt le but marqué, il n’est plus présent à ce tir foudroyant, dont nous avons un meilleur souvenir que lui. Il sait que cela a eu lieu, qu’il est pour quelque chose dans ce qui est advenu : les commentaires de la presse, les images télévisées le lui garantiront. Il va bien sûr fantasmer un moment sur ce souvenir qui s’éloigne. Mais en vérité, cela le concerne-t-il encore ? Est-ce que ça le concerne davantage que s’il s’agissait d’un joueur parmi d’autres, un étranger qui porterait son nom ?

Quant à lui, seul dans sa chambre, le voici dégrisé, délesté de ce shoot fulgurant, trop vite jailli de lui pour ne pas le fuir à jamais. Le voici qui doute. Il doute de ce qu’il croit avoir vécu, comme s’il avait été traversé de cet acte sans en être l’auteur.

Et alors, me direz-vous ?

Alors ? Mais c’est tout le mystère de l’événement qui se cristallise dans ce but de Bathenay ! Il s’étonne ! Il regrette ! Il voudrait être encore juste en deçà de cet acte pour retrouver l’éternel dixième de seconde où son but a fusionné avec lui-même ! Mais il ne pourra plus recommencer. Le « renouveler », peut-être : le refaire, jamais. Et même s’il y parvient, ce sera du simili, mais non de l’identique. Ce ne sera plus le même acte, — trop pensé, trop voulu pour être le miracle de la première fois. La première fois n’arrive qu’une fois. La seconde, ce sera du « réchauffé ». Telle est l’essence de l’événement. Bathenay a vécu si soudainement le miracle de ce qui lui est arrivé que cet instant-éclair demeure ad aeternam hors de sa vie. On n’est pleinement dans son acte, dans son être, que durant cet insaisissable moment de rêve qu’est sa « réalisation ». Sitôt après, c’est le grand vide. Never more ! La vie n’est pas tant qu’elle est en puissance. La vie n’est plus dès qu’elle parvient à sa fin. Le jaillissement de l’acte est à la fois l’irruption et la dissipation de l’être, sa preuve et sa mort ! La vie, c’est la mort. Si bien que l’acte n’existe pas. Et les mots non plus. « J’ai dit cela, moi ? » Que je parle ou que j’écoute, c’est le même vertige : tout ce qui émerge se dissipe aussitôt. Comme un songe du jeudi…

Faut-il vouloir recommencer ? Quoi qu’on ait dit, quoi qu’on ait fait, nous titubons parmi les ombres : les actes se perdent et les paroles s’envolent. Tout ce qui fut intense, et qui vient d’exister, ne sera jamais plus. Inutile de recommencer !

N’en déplaise aux « Serial killers ». Ou au triste DSK…

Le Songeur  (04-06-15)



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