AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (46)

LA GRANDE OURSE N’EXISTE PAS

Je songe au point commun qui relie les astronomes et les footballeurs, ces grands rêveurs invétérés. Les uns affirment qu’une Ourse impériale se promène en calèche dans les grilles du ciel, les autres croient voir une lucarne intermittente apparaître soudain dans la cage des buts. Les premiers ont la vue si floue qu’ils ignorent si leur calèche est un grand ou un petit chariot. La berlue des seconds est telle qu’ils ne savent si leur lucarne fantasmée va se produire dans le coin gauche ou le coin droit du haut de la cage. Parfois, les astronomes, croyant saisir le réel, nous affirment – par exemple – qu’une comète vient chatouiller la Grande Ourse. Et de temps à autre, pareillement, les sportifs délirants se congratulent pour avoir réussi à envoyer le ballon « en plein dans la lucarne ». Vous imaginez ?

Ainsi va le monde, dit-on. Cependant, le sceptique qui est en moi l’affirme hautement, au risque de finir sur le bûcher : la Grande Ourse n’existe pas ! Ce n’est qu’une illusion d’optique. Et la lucarne non plus ! C’est une projection des uns et des autres, une invention probable du grand complot médiatico-scientifique qui tente sans fin de nous berner d’illusions. Et ces mensonges ne portent pas que sur l’Espace : ils nous égarent aussi sur le Temps.

J’en ai des preuves.

Savez-vous seulement que Jésus-Christ lui-même, non seulement n’est pas né dans la crèche d’une étable, mais est réellement né (dit-on) cinq ans avant Jésus-Christ ? Ou quatre, ou six ! Vous l’ignoriez ? Moi, je ne l’ai su qu’en l’an 2000, qui n’a jamais été l’an 2000, ni même l’an 2005. Ce que j’avais cru stable n’était que pure foutaise : je flottais ! Quand j’ai appris cela, ce fut pour moi pire qu’un tremblement de Terre : ce fut un tremblement de Temps.

Car enfin, me dis-je, si le Sauveur n’est pas né en l’an zéro, ni dans une étable, a-t-il seulement existé ? Et moi, qui suis probablement né dans l’étable d’une ferme dévastée, en principe le 30 septembre 1940, suis-je vraiment venu au monde, en ce jour imprécis ? Ma naissance ne serait-elle pas, elle aussi, une illusion d’optique, à laquelle me font croire ceux qui disent me connaître ? Et d’ailleurs, quel souvenir en ai-je (en neige ?), qui fond et se morfond avec le Temps qui passe ?

Il y a de quoi vaciller.

Mais mon vertige ne s’arrête pas là. Des scientifiques affirment, je l’ai su récemment, que parmi les millions de spermatos que mon papa a expédiés (en colissimo) à ma maman, je serais le seul rescapé ! Grande est ma frayeur rétrospective ! La vérité vraie, m’a-t-on certifié en guise de consolation, c’est que l’œuf de ma maman – parmi ces prétendus millions de prétendants – a choisi le plus fort, le plus rapide, le plus génial, le plus ardent. Ce qui ne m’étonne pas d’elle. Ni de moi... Et sans doute est-ce pour cela, en dépit du remords d’avoir été le seul élu, que j’éprouve le plus souvent une invincible confiance dans la vie. Mais non sans quelques bémols. Je n’échappe pas, de temps à autre, aux tremblements d’une culpabilité déraisonnable. Car enfin, que sont réellement devenus ceux que la vie a éliminés pour me sélectionner ? Tous ces têtards privés de tétées ? L’ex-spermato que je suis flageole à cette pensée. Et je finis par me demander si ma pseudo-confiance en la vie n’est rien d’autre, en fin de compte, qu’une illusion motrice ?

Si toutefois une illusion pouvait-être motrice

Que le Réel est irréel ! Et inversement. Hé oui, il n’y a pas de Grande Ourse escaladant les galaxies à la conquête de la Lumière céleste. Hé oui, je ne suis peut-être moi-même qu'une onde de désir se cherchant son objet, une illusion d’optique que se font mes semblables, et dont je souhaite seulement, si tel est le cas, qu’elle demeure chaleureuse… et durable.

Le Songeur  (05-02-15)



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