AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (308)

POURQUOI SE PARLE-T-ON À SOI-MÊME ? — COMME SI L’ON AVAIT DES CHOSES À SE COMMUNIQUER…

Pourquoi se parle-t-on à soi-même ? Pour s’assurer un interlocuteur compréhensif, pour se sentir moins seul ? Sans doute, mais la chose est plus complexe.

De fait, lorsque le « JE » se parle à lui-même, ou s’écrit à sa propre adresse (cas du Journal intime), il se scinde ou plutôt se dédouble en deux instances personnelles : celui qui vit sa vie, et celui qui se la raconte, c’est-à-dire lui donne sens (un sens si possible favorable : quoi qu’autrui me dise de moi, en ce qui me concerne, du moins en principe, « je me comprends » dit-on à juste titre)1. Ce dédoublement suppose d’ailleurs, virtuellement, une troisième étape : celle d’une vérification ou réinterprétation de ce que je me suis dit lorsque j’y repense, ou de ce que j’ai écrit si je me relis. Il y a un « JE » qui contrôle après coup ce qu’ont exprimé de lui ses deux premières instances (qui donc se relit, se « retrouve » ou se redécouvre) et qui se manifeste comme une troisième instance assurant sa persistance dans le temps et prouvant la continuation de son être : la décision d’écrire un Journal intime naît de ce désir d’établir le « moi » en le pérennisant, elle lutte contre l’entropie, contre cette fuite du « moi qui vit » emporté dans l’oubli, contre tout ce qu’engloutit « la fuite du temps ». Mieux vaut saisir son moi sur le moment dans un journal que de devoir vainement le retrouver plus tard, à la recherche du temps perdu… Et cette triple instance du « moi », qui se manifeste en pilotant ce processus, en vient ipso facto à créer ce Temps supposé fuyant, dont le concept lui permet de croire à cette existence, la sienne, qui s’y déroule…

Si je me résume, je dirai que le dédoublement de soi, inhérent au fait de s’exprimer à soi-même, aboutit à la notion d’une Trinité de la personne dont l’être persiste dans le Temps, comme à l’idée de la réalité du Temps qu’implique la continuité d’une personne2. Sa scission en trois instances, qui met en ordre leur succession, lui confère ainsi le sentiment de sa pérennité.

Curieusement, cette mystérieuse trinité me semble se rapprocher du « mystère »  de la Trinité telle que le conçoit la théologie chrétienne, s’il est possible de l’éclairer.

Comment fonctionne donc la triple nature de Dieu : Père, Fils et Esprit saint ? Les deux instances Fils/Père participant également de l’ego divin (égaux et de même nature), qui apparaissent comme deux doublets interchangeables, figurent assez bien « le moi qui vit » et le « moi qui se raconte » : le Créateur qui agit, mais qui aussi, nommé le Verbe, se dit ce qu’il fait et n’a de cesse de se faire chair (« par lui tout a été fait »). Bien vite, ces deux fonctions en suggèrent une troisième, selon ma géométrie personnelle3 : tandis que les deux premières instances créent et racontent ce qu’elles créent, une troisième s’impose pour commenter, interpréter, et approuver cette genèse, et c’est justement l’Esprit, lequel, corroborant et justifiant l’opération des deux premières, déclare : « Et Dieu vit que cela était bon ». En somme, c’est par le truchement de la fonction « Esprit » que le Verbe ne cesse de se parler à lui-même. Au point, d’ailleurs, qu’il ne se contente pas de commenter ce qui a été fait, mais se plaît à annoncer ce qui se fera. Ne nous étonnons pas de ce que des prophéties saturent les « Écritures ». Elles sont le Journal intime du Dieu trinitaire qui se félicite de ce qu’il a fait, et annonce ce qu’il fera faire, tel un adolescent qui ouvre son journal pour affirmer son identité, énoncer ses projets, concevoir l’idéal et les valeurs qui guideront son action…

C’est Dieu qui le premier a donné l’exemple, lorsque l’Homme s’avise de se parler à lui-même.

Le Songeur  (03-11-2022)


1 D’où le risque immédiat d’imposture, tout comme dans le cas de l’autobiographie dont je parlais il y a peu : je me dis ou me narre à moi-même tel que je me vois, crois me voir, ou voudrais être ; aussi sincère que je sois, je m’inscris dans le « mentir vrai ».

2 Comme toute chaîne, la chaîne du temps suppose au moins trois maillons, qu’illustre les trois étapes ou trois instances du moi s’exprimant à lui-même : le moi qui vit, le moi qui s’exprime ce qu’il vit, le moi qui revoit/relit cette expression pour en garantir l’authenticité à ses propres yeux.

3 Principe basique, ou postulat de la géométrie brunienne : dès qu’il y dédoublement d’un être, ils se retrouvent à trois…



(Jeudi du Songeur suivant (309) : « L’EXTASE DES MOTS » )

(Jeudi du Songeur précédent (307) : « SONGE D’UNE NUIT D’AUTOMNE » )