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Les Jeudis du Songeur (302)

UN BÂTARD NOMMÉ JÉSUS ?

Parmi la multitude d’enfants appelés « Yeshouah », en ces temps-là, l’un d’eux dont la vie fut capitale pour notre histoire se nommait plus précisément « Jésus de Nazareth », à ne pas confondre avec les autres. Et je lisais justement, il y a peu, le livre d’un historien si soucieux d’exactitude historique concernant ce que fut la réalité de ce personnage célèbre, qu’il mettait de côté tout ce qu’il eût pu désirer en croire : Vie et destin de Jésus de Nazareth, par Daniel Marguerat (Seuil, 2019, coll. Points, 10€80). Que peut-on donc savoir de Jésus, indépendamment de tout préjugé favorable ou défavorable ?

Commençant par le commencement, l’auteur cherche d’abord où et quand est né le personnage, ce « Jésus » qui vécut son enfance à Nazareth, et, pour bien l’identifier dans son cadre socio-historique, se pose la question de qui fut son père réel, biologiquement parlant1 ? Information capitale, dans le milieu juif de l’époque, pour que l’enfant ne soit pas considéré et méprisé comme mamzer (« bâtard », enfant né hors mariage).

Périlleuse entreprise ! Car l’historien sait seulement quel fut le père légal de Jésus, fils de Marie : un certain Joseph d’un certain âge qui avait épousé cette jeune fille – sa fiancée – tout en la sachant devenue enceinte : par amour sans aucun doute, mais aussi pour sauvegarder la réputation de l’adolescente, officiellement sa « fiancée », et lui éviter la lapidation de rigueur méritée par toute fiancée suspectée d’infidélité…

Ainsi, comme aucun historien sérieux ne peut prendre en compte « l’opération du Saint-Esprit », donnée comme factuelle par l’évangile, nous demeurons dans l’ignorance, comme Jésus lui-même probablement, sur l’identité effective de son géniteur. Or, note Daniel Marguerat, il n’est ni le seul ni le premier à se poser la question, d’autant qu’effleurent dans les évangiles mêmes, des traces de suspicion à ce sujet. Les narrateurs des Écritures rapportent, non sans embarras, les méfiances des autorités que brave Jésus, ou la gêne de Jésus lui-même concernant sa propre naissance, marquée du soupçon de souillure ou d’inconvenance sociale. Bref, Jésus ne savait pas, humainement parlant, quel était l’auteur de ses jours. En outre, en tant que Rabbi, il eût dû aussi se marier, pour donner le bon exemple, ce qu’il n’avait pas fait.

Et Daniel Marguerat de conclure que l’énigme de cette naissance sans père, cette marginalité originelle de Jésus, n’est pas sans avoir marqué ses paroles et la thématique récurrente de son discours : « Séparation de la famille, célibat, compassion pour les marginaux, relativisation des règles de pureté portent, à mon avis, les stigmates d’une enfance exposée au soupçon d’impureté et d’une volonté de transcender cette exclusion sociale. » (p. 61)

*

Quoique ce propos surprenant aille déjà très loin, notre exégète a la prudence de s’en tenir là. Mais tel n’est pas mon cas : pourquoi ne pas pousser plus loin cette hypothèse féconde, et montrer en quoi la destinée et le « discours » de ce rabbin doué pourrait s’expliquer par la formidable nostalgie du Père-géniteur que trahit, en bien des occasions, l’orphelin Jésus ? Laissant de côté l’a priori (pas forcément faux) selon lequel il serait effectivement Dieu-Fils de Dieu, est-il permis d’avancer l’idée selon laquelle la souffrance originelle du Christ, bien avant la Croix (et même faisant globalement partie de celle-ci), serait peut-être là, dans ce « complexe du bâtard », ce mal-être de n’avoir pas été reconnu par un père (biologique) officiel, ce qui l’eût d’emblée assuré de son identité.

J’oserai donc explorer, sans trop tomber dans le réductionnisme psychanalytique (mais un peu quand même !) la complexité du rapport au Père, chez Jésus, ce qui pourrait, au passage, faciliter notre propre identification à son cas, dans la mesure où l’énigme du père est un mystère pour tout homme2, ce qui devrait nous rendre Jésus d’autant plus sympathique comme grand frère, qu’il a bien vécu notre humaine condition

Rappelant donc que le fait d’être un mamzer (bâtard, enfant né hors mariage) est un handicap terrible en milieu juif, un trouble quasi ontologique, on peut imaginer que ce trouble dut susciter de la part du Nazaréen diverses stratégies d’auto-consolation qu’on pourrait classer comme suit :

1/ Banaliser son trouble en l’universalisant ;

2/ L’exalter comme marque d’une différence extraordinaire à commenter ou cultiver ;

3/ Nier le manque de l’autre (le Père) par un délire d’identité fusionnelle avec Lui.

Et dans tous ces cas, pour fonder l’interprétation, nous référer aux actes ou paroles que rapportent comme des faits les récits évangéliques.

1/Première topique : Jésus va développer l’idée que le père particulier à chacun, père légal ou géniteur reconnu, ne compte pas : nous n’avons tous en vérité qu’un seul vrai Père, c’est Dieu, « notre Père, qui est aux cieux ». Certes, concernant les humains normaux, il sera dit que « Dieu (en tant que Père), personne ne l’a vu », mais le père génital non plus personne ne l’a vu. Peut-être, un jour ou l’autre, l’enfant rêvera d’avoir été présent à la minute où son père l’a conçu, ne serait-ce que pour savoir comment Il s’y est pris ; mais n’étant pas encore existant à ce moment crucial, personne ne pourra jamais avoir la preuve tangible d’un témoin en ce qui concerne l’identité de son géniteur. On ne peut savoir de qui on vient que par déduction ou par le témoignage de ceux qui ont opéré « l’œuvre de chair ». Jésus aura dû fatalement observer que, vu le grand âge de Joseph, sa décision généreuse d’adopter légalement le fils de Marie, sa fiancée, ne gommera jamais l’évidence de sa naissance irrégulière. Il a beau dire que nous n’avons tous qu’un seul Père, celui « qui est Notre Père des cieux », c’est trop simple : il lui faudra, pour supporter son complexe, trouver à son cas un sens plus honorable, voire exceptionnel, si possible une vocation originale, inouïe. D’où la seconde tentative.

2/ Seconde stratégie de Jésus : Et si c’était lui que le Dieu-père avait prévu de charger du rôle de Messie, le libérateur annoncé d’Israël ? Il va mûrir pendant des années cette hypothèse, envisager de se lancer dans l’aventure, s’y préparer en se faisant officiellement « Rabbi ». Et un jour, il a l’idée de rejoindre Jean-Baptiste, lequel croit reconnaître « l’Agneau de Dieu » et le baptise, lui ouvrant le chemin de la prédication. Pour Jean le Baptiste, qui annonçait lui-même la venue d’un successeur plus grand que lui devant assurer le salut du peuple juif, c’est miraculeux. Pour Jésus, endosser la mission de Messie envoyé par le Père éternel comme Rédempteur, ce serait une façon inespérée de comprendre le sens secret de sa « bâtardise ». Certes, c’est aussi le choix d’une destinée sacrificielle difficile à mener, mais elle commence bien : Jésus multiplie les miracles et les discours de sagesse, les foules affluent, et les apôtres s’accorderont à voir en lui l’Envoyé filial, le « Fils » unique » du Père, qu’authentifie sa naissance énigmatique. Cependant, bien qu’apparemment gagnante, cette stratégie va buter sur trois obstacles annonçant sa faillite. Le premier est l’échec de sa prédication dans son bourg d’origine, à Nazareth, où les gens ne veulent pas reconnaître en Lui un prophète-envoyé par le Dieu-Père, mais seulement le fils de Marie, la femme du charpentier Joseph, que ce dernier avait épousée pour la sauver du déshonneur, en se faisant le père légal du bambin. Jésus a beau leur lire dans la synagogue le texte d’Isaïe prophétisant sa propre venue, ils ne « marchent pas », et, froissé de cet accueil Jésus se révèle alors incapable de faire des miracles (« Nul n’est prophète en son pays » Luc, IV, 16-30) !

Second épisode qui révèle cet échec : c’est son « burn out », la nuit de son «agonie » au Mont des oliviers, Jésus tombe carrément face contre terre, se sent dégoûté de lui-même et, dans l’angoisse, supplie en vain le Dieu-son Père d’éloigner le calice de la mort en croix : il ira donc au sacrifice en doutant de son choix (Matthieu, XXVI, 36-45). Et la suite confirmera l’échec de cette stratégie, au point que Jésus-Christ ne pourra retenir ce cri désespéré avant d’expirer sur la Croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » : cette seconde stratégie n’était pas non plus la bonne !

3/ Reste la dernière tentative (concomitante aux deux autres) pour conjurer l’absence du père, assez délirante à vrai dire : se prendre pour le Père lui-même, un peu comme le héros de « Psychose », le chef d’œuvre d’Hitchcock, se prendra pour sa propre mère.

Ainsi, ce même Jésus en quête du Père va s’inventer une nature filiale prestigieuse de Fils bien aimé, partageant la nature même du Père, absolu déni de sa réalité bâtarde. Dans l’évangile de Jean, il est écrit à la fin du Prologue : « Personne n’a jamais vu Dieu, un dieu fils unique qui est dans le sein du Père l'a fait connaître », ce que Jésus reprend à son compte un peu plus loin : « Quiconque entend et apprend du Père vient à moi. Non que personne ait vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu et qui, lui, a vu le Père » (Jean, VI, 45-46). Jésus, ici, se définit explicitement d’essence divine, en ayant eu ce privilège absolu d’avoir vu le Père, ce qui était la frustration originelle de sa nature humaine. Vocation de Fils de Dieu ou délire d’enfant rêvant d’être, fusionnellement, son propre père manquant, c’est bien dans la logique des stratégies compensatrices précédemment évoquées ; tant et si bien que soudain, notre étrange personnage en vient à gronder gentiment son disciple Philippe qui, désireux d’aller à Dieu, lui demandait « Montre-nous le Père. » Réponse de Jésus : « Depuis si longtemps que je suis avec toi, tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m’a vu a vu le Père….Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? » (Jean, XXIV, 8-10)

Il semble bien que Philippe, ayant conservé ce bon sens naturel qui nous fait distinguer un fils de son père, ait eu le tort de ne pas entrer dans le délire fusionnel symbolique par lequel, in fine, Jésus réussit le mieux à compenser/ surmonter son complexe initial. Et c’est là que nous retrouvons Daniel Marguerat, lequel rappelle (en le commentant) l’épisode étonnant du baptême de Jésus dans le Jourdain, où celui-ci, saisi d’une inspiration mystique, croit voir une colombe symbolisant l’Esprit de Dieu descendre sur lui, et entendre une voix céleste lui déclarer : « Tu es mon fils bien aimé ; en toi j’ai placé ma joie ». Un fils unique donc (sans fratrie concurrente), ce qui équivaut à un déni halluciné de sa « bâtardise » (puisqu’il est seul à avoir cette perception3). Et Daniel Marguerat de conclure qu’aux yeux de Jésus, (p. 99) « Dieu l’a choisi pour une mission qui n’est pas décrite, mais qui se résume à être le fils, le représentant, le porte-parole, l’image du Dieu-père ». Suivront tous les versets de l’évangile de Jean célébrant l’interpénétration du Père dans le Fils et du Fils dans le Père, et le postulat de leur consubstantiation dans le credo catholique (« Jésus-Christ, engendré non pas créé, de même nature que le Père, et par qui tout a été fait »).

Bien sûr, je fais de mon propos une sorte d’exercice de style qui peut sembler totalement arbitraire, malveillant, réducteur, infâme. Mais n’aurait-il pas une certaine pertinence quelque part ?

Qu’on y songe : Ou bien Jésus est réellement Dieu et Fils du Dieu Père (option des croyants sincères), ou bien tout l’évangile vole en éclats, et n’est plus que l’histoire d’une supercherie, une Imposture de bonne foi, le déni délirant d’un jeune homme atteint de Présomption compensatrice, pour donner sens à un syndrome natal assez banal.

Car enfin, lorsqu’on entend un homme déclarer gravement : « Qui me voit, voit le Père » ou encore : « Je suis la Vérité, le Chemin, et la Vie », on a le droit de s’étonner. Ou bien c’est vrai, et il est Dieu, ou bien c’est présomptueux, et l’on ne peut y voir qu’un délire, une « folie » dira saint Paul, folie partagée par les théologiens et « docteurs de la foi » qui auront sans doute, à leur tour, projeté des nostalgies compensatrices dans leurs interprétations.

Dès lors, quel humaniste atteint de sagesse minimale ne sourcillera pas à l’écoute des concepts tentant d’expliciter la nature de Dieu Père et Fils à la fois, l’invention du Péché originel, sa nécessaire rédemption par le Sacrifice – téléguidé par le Père – de son propre Fils unique, l’Amour sans fin de leur étrange Duo, devenu d’ailleurs un trio éternel nommé sainte Trinité (où le « fils » est « engendré par » le Père, où l’Esprit « procède de » l’union Père-Fils, tandis que ce sera « par l’opération de cet Esprit Saint », issu d’eux deux, que le divin fils devra, pour se faire Homme et devenir le futur Jésus, « prendre chair » dans le sein de la Vierge Marie, vouée à rester toujours vierge).

Quelle salade, tout de même ! C’est pourtant bien ce délire conceptuel archaïsant qui, finalement, en discréditant la parole de l’homme Jésus, risque peut-être d’écarter l’Humanité d’une de ses meilleures voies d’accès à la réelle Présence d’un Dieu-Amour…

J’avoue qu’écrivant tout ceci, j’ai un peu honte de ma fichue mécréance, pourtant plus fraternelle qu’hostile, en songeant à mes amis cathos, dont je pressens la prière : « Pardonnez-lui, Seigneur, il ne sait pas ce qu’il dit… »4

Le Songeur  (22-09-2022)


1 Même si la foi chrétienne postule Jésus comme issu de la conception virginale directe de Jésus par l’Esprit Saint, dans la mesure où elle célèbre les vertus de l’incarnation, elle n’est pas infondée à s’interroger sur l’identité effective du géniteur qui a rendu biologiquement faisable l’« opération du Saint-Esprit ». Le problème viendra sans doute de ce que le dogme de l’Incarnation est à géométrie variable. Ainsi, si Dieu s’incarne en Jésus-Christ, il choisit tout de même une nature humaine préalablement « lavée » de la tare du péché originel : il est un « Fils d’homme » qui ne pourra jamais « pécher », ce qui d’ailleurs aurait dû rendre inutile son baptême par Jean-Baptiste, note D. Marguerat.

2 Pour tout être humain, le Père – l’auteur de ses jours – est bien un mystère, et la relation qui s’établit avec lui, une énigme personnelle. Comment ne pas céder tantôt à une idolâtrie irrationnelle (le père est Dieu bien avant qu’on imagine Dieu comme Père), ou tantôt éprouver une déconvenue dramatique quand on découvre (en grandissant) la réalité de ce bonhomme banal et limité qui pouvait nous aimer sans raison ou nous punir arbitrairement, protecteur aussi bien que persécuteur (Père sécateur), ce pitre méprisable dans certains cas (« Quoi, c’est de ÇA que je proviens ? ») qu’il faudra bien un jour « tuer » (au moins symboliquement, pour exister soi-même !), jusqu’au jour où l’on en arrive à avoir pitié du père, ce mortel parmi d’autres…. Pour un être humain normal, qu’est-ce qu’être « Fils » ou « Fille » d’un Père ? Heureux celui qui a la réponse… Et pour un enfant dont le nom du père reste inconnu, qu’en sera-t-il ? Le cas particulier de Jésus demeure ainsi humainement fort intéressant à méditer pour nous tous.

3 Plusieurs théologiens font remarquer que Jésus ne dit nulle part directement « Je suis Dieu et Fils de Dieu ». S’il le fait sentir, c’est indirectement en évoquant son père du Ciel ou en renvoyant les gens à leur question (cf. formules déjà citées). Cependant, si les évangiles rapportent la parole de Dieu le consacrant comme Fils le jour de son baptême, perçue par lui seul, il faut bien qu’il en ait fait la confidence à ses apôtres, et sans doute d’abord à Marie sa mère. De même, celle-ci, qui est seule lors de l’annonciation où l’ange Gabriel entre chez elle sans façon, a dû raconter l’épisode autour d’elle (aux apôtres, à son fils Jésus lui-même ?) pour que l’historien Luc se permette de le rapporter comme un événement réel. Il se passe et se dit bien des choses, dans les coulisses des évangiles.
Cela donne à penser que le Verbe divin, lorsqu’il nous fait part de la Révélation à travers les Écritures, ne néglige aucun procédé du genre littéraire, dont la confidence, avec ses nobles aspects (l’inspiration prophétique) comme les plus familiers : le potin, le cancan ou le commérage, que dut dans doute pratiquer aussi la Vierge-Mère (une « sainte patronne » pour les concierges ?).

4 Comme je l’ai annoncé à la plupart d’entre vous, je précise qu’est disponible maintenant aux Éditions de Beaugies le recueil de mes chroniques « religieuses » sous le titre Bréviaire d’un Mécréant, où ne figure pas cette dernière…



(Jeudi du Songeur suivant (303) : « MARC VOLONTAIRE » A VÉCU )

(Songe à ne pas oublier précédent (XXX) : « ATELIER D’ÉCRITURE » )