AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (299)

UN LIBÉRATEUR LUI-MÊME PRÉ-DESTINÉ ?

Un paradoxe m’étonne, dans l’aventure du Sauveur nommé Jésus-Christ, souvent proclamé libérateur de l’Humanité, c’est qu’il ne me semble pas lui-même un homme libre si j’en juge par les récits que donnent de sa vie les Évangiles.

Je suis gêné par le nombre de fois où est souligné le caractère prédestiné de la moindre de ses initiatives, actes ou paroles, depuis sa naissance (et même bien avant) jusqu’à sa mort. Tout est prévu, joué d’avance, réglé comme du papier à musique, annoncé par des prophètes, qui annoncent d’autres prophètes confirmant les mêmes prédictions, de sorte qu’il ne reste plus au héros ainsi hagiographié qu’à se conformer, dans le moindre détail, à ce qui est prédit de ce qu’il dira, comme à ce qui est préprogrammé de ce qu’il fera. Les « Écritures » de l’Ancien et du nouveau Testament sont sa prison historique, l’équivalent de la Fatalité antique dans la mythologie gréco-latine : le Verbe incarné est un Verbe prédestiné. Il ne saurait échapper à sa programmation (fût-elle une auto-programmation conçue au sein d’un Dieu en trois personnes dont les rôles propres s’élucideront au fur et à mesure d’une « Révélation » non encore achevée).

Détaillons le programme. Cela commence par son nom : l’ange dit à Joseph de l’appeler « Jésus » parce que ce mot signifie en hébreu « Yeshouah » (= Iahvé sauve), et le voici programmé dans sa nature et sa fonction. Et le narrateur précise : « Tout ceci advint pour que s’accomplit cet oracle prophétique du Seigneur : Voici que la Vierge concevra et enfantera un fils et on l’appellera du nom d’Emmanuel, ce qui veut dire : Dieu avec nous (Matthieu, I, 21-23). Autre nom, autre essence, mais même destin, fixé dès l’origine, d’un Rédempteur dont les péripéties et les discours, seront rapportés à travers des énoncés indiscutables (les fameuses « paroles d’évangile »), tissant le scénario d’une vie dont le héros ne semble pas vraiment avoir librement fait le choix, pas plus que sa « mère toujours Vierge », elle-même conçue pour prononcer son fameux oui (Fiat), en Servante pré-programmée, elle aussi (Luc, I, 38 : « Voici l’esclave du Seigneur » dit d’elle-même la Vierge, selon l’édition de la Pléiade dirigée par Jean Grosjean).

Le formidable prologue de l’Évangile de saint Jean, qui présente la venue du Christ comme Incarnation du Verbe, Fils unique de Dieu, définit d’emblée sa mission comme parfaitement programmée : et son ultime annonciateur, le « Jean » que l’Église nommera « Jean-Baptiste »1 et qui vient pour bien attester la proche venue du Christ, s’empresse lui-même de citer Isaïe (lequel avait simultanément prophétisé le propre rôle d’annonciateur de Jean-Baptiste, cette « Voix qui clame dans le désert) : Rendez droit le chemin du Seigneur »2. Si bien que notre Baptiste, le jour où il rencontre Jésus en personne venant vers lui, déclare illico : « Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde », ce qui est également la reprise d’une formule prophétique d’Isaïe (LIII, 7). Il n’a pas même eu à faire connaissance de Jésus et à l’observer choisir sa mission, non : il le reconnaît comme prévu de toute éternité. On ne peut mieux conformer Jésus à sa programmation future, dès son entrée en scène. Tel qu’il paraît, Jésus ne nous est pas vraiment montré en héros exerçant le libre choix de sa destinée sacrificielle : c’est supposé déjà fait. Au point qu’un peu plus tard, dans la synagogue de Nazareth, quand Jésus se voit lui-même invité à lire en chaire le passage du livre d’Isaïe qui prophétise sa venue de libérateur (il délivrera les prisonniers, fera voir les aveugles, etc.) le voici qui en arrive à déclarer : eh bien, cette écriture que vous venez d’entendre, elle est en train de s’accomplir devant vous (sous entendu : en ma personne). On ne peut mieux se proclamer comme un libérateur programmé de longue date !

Et cette programmation, partout confirmée par des citations de prophètes antérieurs, va culminer, si j’ose dire, à la minute même où Jésus va expirer sur la Croix. À peine a-t-il confié sa mère à l’apôtre Jean, qu’on lit, textuellement : « Après quoi, sachant que désormais tout était achevé, pour que l’Écriture fut parfaitement accomplie, Jésus dit : « J’ai soif » (Jean, XIX, 28). Entendons bien : Jésus ne dit pas « j’ai soif » parce que, en tant que mourant, il a réellement soif, mais pour que les prophéties soient judicieusement réalisées ! À quoi joue donc Jésus ? Est-il ici un homme libre qui invente sa vie et sa mort tant bien que mal, comme tout homme, ou un personnage divin venu jouer un rôle prédéfini ?

Or, c’est presque un tic des narrateurs : pour authentifier ce que fait le héros du récit, on ne cesse de dire, citations à l’appui, qu’il accomplit d’abord, et parfaitement, ce qui était écrit de son rôle. On a l’impression d’un acteur sur scène qui songerait : Attention, ne pas oublier, à ce moment, de dire « j’ai soif ». Jésus ressemble davantage à un comédien jouant son rôle sublime qu’à un homme acteur de sa propre vie. On a envie de dire, vulgairement : c’est du pipeau, c’est du chiqué. Quoi qu’il fasse, en tant que « Messie », le récit des évangélistes entend confirmer son authenticité en le disant annoncé, donc prouvé, par des prophéties. De sorte que le lecteur de bonne foi, troublé, finit surtout par douter. Qui veut trop prouver…

Où est donc la liberté de cet homme Jésus, supposé Fils de Dieu, qui ne cesse de se soumettre aux événements qui le conduisent à un sacrifice prédestiné par Dieu son père ? Et donc par son Alter ego divin ? Il obéit (« non pas comme je veux, mais comme tu veux »), et si donc Il obéit, c’est qu’il est par nature et par mission innée voué au sacrifice, comme l’avait d’emblée reconnu Jean-Baptiste, en reprenant l’annonce d’Isaïe : « Voici l’agneau de Dieu » (Jean, I, 29 et 36).

Ainsi, c’était écrit : ça ne pouvait pas se discuter.

Et puisqu’il ne pouvait en être autrement, les « témoins » qui « reconnaissent » le personnage principal en tant que tel jouent eux-mêmes leurs rôles de témoins.

Y aurait-il une solidarité professionnelle entre saints et prophètes des diverses époques, qui conduit chacun à se conformer à ce que les prédécesseurs ont annoncé le concernant ?

Comment n’avoir pas l’impression que cette histoire est cousue de fil blanc ? Nous sommes soumis, comme le héros lui-même, à un scénario dont la représentation littéraire et dramatique est soignée dans ses moindres détails. Faits, rôles, paroles, tout doit s’accomplir selon ce que croient ou veulent faire croire les auteurs d’une histoire dont ils représentent le déroulement inexorable. Représenter, c’est rendre réel, rendre présent, exactement dans le sens où l’on parle de représentation théâtrale : et cette histoire qui nous est contée s’avère justement celle d’un drame, la tragédie d’un héros ayant accepté son destin d’agneau qui sera sacrifié pour sauver l’Humanité (une tragi-comédie donc, puisque la fin est heureuse, et le sacrifice salutaire).

Comment un tel scénario aurait-il pu ne pas séduire les grands peintres ou les grands musiciens qui l’ont repris, illustré, dramatisé, sublimé ?

Le Christ libérateur a peut-être libéré, mais il n’était pas libre lui-même.

Il me revient soudain à l’esprit la fameuse « Légende du Grand Inquisiteur » de Dostoïevski, dont la thèse est que les hommes, fondamentalement, ne cherchent qu’à trouver « devant qui s’incliner », et non pas à entendre un langage vraiment libérateur. Qu’ils se rassurent : tout est joué d’avance et totalement conforme à une destinée préprogrammée, si l’on suit de près les récits de vie de l’initiateur du christianisme. Et sans doute qu’à son image, notre « libération annoncée » ne doit elle-même consister qu’à nous conformer à une vocation préprogrammée. Durant notre adolescence, on nous disait d’ailleurs à chacun de découvrir notre « vocation » propre pour l’accomplir. Un prêtre auquel je me confessais me demanda ainsi, un jour, de bien réfléchir à la question de savoir si je n’étais pas appelé au sacerdoce. « Non, lui répondis-je : je veux aimer et être aimé ».

Ma vocation fut ainsi mon épouse ! Merci mon Dieu…

Le Songeur  (12-05-2022)


1 Selon Jean Grosjean, il est abusif de considérer comme un « baptême » le rite d’immersion auquel appelait Jean dit « le Baptiste ». C’est un anachronisme suspect de la traduction catholique.

2 Cette citation de l’Évangile selon saint Jean est d’ailleurs malheureusement inexacte.

Isaïe proclame en effet : « Dans le désert, aplanissez le chemin du Seigneur » (XL, 3)

Mais cela devient, chez Jean : « Une voix crie dans le désert : redressez le chemin du Seigneur ».

Mais alors : s’agit-il de « crier dans le désert » que Dieu arrive ? ou de clamer qu’il faut « aplanir, dans le désert, le chemin que le Seigneur va suivre ?

Cette falsification est source de malentendus, d’autant que le mot désert peut avoir deux acceptions. L’acception ancienne, évoquant la Palestine et en particulier le « désert de Juda » où prêchait « Jean-Baptiste », désigne surtout un lieu aride, très peu habité, mais que l’on traverse, où l’on peut se réunir, où se retirer volontairement (comme certains ermites). Mais assez vite l’a emporté le sens moderne de lieu totalement inhabité où l’on ne peut survivre (sauf oasis !), d’où a pris son sens l’expression courante « prêcher dans le désert » (c’est–à–dire dans le vide, en ne pouvant donc convaincre personne). Quand Jean-Baptiste clamait « dans le désert », en fait c’était à des foules qui venaient l’y écouter !

NB : Notre lecteur ne manquera pas de remarquer que le titre de ce texte est ponctué d’un point d’interrogation. Pour ceux qui voudraient contester ma thèse, je conseille la lecture des commentaires de Françoise Dolto, qui, dans L’évangile au risque de la psychanalyse, essaie de montrer comment Jésus opère ses choix en se laissant éclairer par l’émergence, en sa conscience, de son désir profond…



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