AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (29)

« MÉGALO-MAN »

Je rêvais. C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit. La nouvelle venait d’éclater à la Une, et les experts en matière religieuse étaient formels : Dieu se prend pour Quelqu’un d’autre !

Je fus aussitôt saisi d’effroi. D’autant que personne, hormis les spécialistes, ne semblait terrifié par une telle annonce. « Si Dieu s’est pris pour un Autre, me dis-je, l’Univers est en danger de mort ! Que va devenir la grande Horloge si l’Horloger suprême faillit à sa mission ? »

Mais à peine l’événement eut-il distrait le public, friand d’infos qui ne durent pas, que lui succéda un bruit plus incroyable encore : par on ne sait quel subterfuge, avec la complicité des Églises, les Autorités mondiales avaient réussi à enfermer le Mutant divin dans un asile, situé en contrée inconnue. Cette fois, ce fut le doute qui m’emporta : je suspectai aussitôt les autorités de propager une Rumeur rassurante pour anesthésier l’Opinion. Et de lui cacher, peut-être, l’imminence d’une apocalypse !

À mes yeux de Rêveur qui ne s’en laisse pas conter, je sus que j’avais un rôle à jouer. J’étais appelé à démystifier ce mystère. Car enfin, comment savait-on tout cela ? Quels responsables de l’Humanité avaient jugé bon d’enfermer Dieu ? En quels lieux se trouvait-Il précisément ? Dans un Hôpital, vraiment ? Derrière les grilles d’une Basilique ? Ou la clôture d’un Couvent ?

J’entrepris de mener l’enquête. Ma raison me disait que si Dieu se prenait pour quelqu’un d’Autre, ce ne pouvait être qu’un grand Homme. Mon intuition m’assurait que ma quête ne serait pas vaine : qui cherche Dieu se trouve guidé vers Lui. Je me vis alors foulant le sable des chemins, marchant de jour comme de nuit, transcendé par ma conviction intime. Si bien qu’un beau matin, du haut d’une colline illuminée, je vis ce que je vis : une bâtisse étrangement blanche se dressait dans la brume, vaste comme une cathédrale aux remparts cotonneux, au sein de monts propices à la santé de l’Esprit. C’était bien un Hôpital psychiatrique. Et je sus aussitôt que Dieu était là.

À ma stupéfaction, le Directeur-Psy m’attendait. Je lui dis mon nom, j’évoquai mon œuvre…

— Venez, déclara-t-il solennellement, et suivez-moi.

Il me conduisit au seuil de l’enclos, nommé Éden, où était parqué l’Être suprême.

— Voici Dieu, dit-il. Ecce Deo.

— Vous voulez dire Ecce Deus ?

— La rime, Monsieur, doit primer la raison.

Le personnage qui m’apparut était un homme assez grand, vraisemblablement septuagénaire, souffrant sans doute d’un excès de sagesse, et dont il émanait une sorte de chaud rayonnement, une sérénité d’aliéné en phase avec sa propre aliénation.

— Et pour Qui se prend-il exactement ? interrogeai-je.

— Cherchez et vous trouverez.

Je me mis à Le regarder avec intensité. Je crus reconnaître peu à peu quelques traits familiers. Et tout à coup mes yeux se dessillèrent, mon cœur battit, et l’évidence me foudroya :

C’était moi !

Dieu s’était pris pour Moi !

— Vous voyez ! fit le Psy.

Quoique flatté, j’avais quelque scrupule à en croire mes yeux.

— Vous n’êtes pas le premier Cas, dit le docteur. Il faut savoir que Dieu s’ennuie, et que…

— Dieu s’ennuie ?

— Il faut comprendre Dieu, poursuivit le Psy. S’Il fut programmé pour engendrer le monde et l’Homme, Il n’est pas pour autant le démiurge qu’on s’imagine. Il devait n’être qu’un passeur d’humanité, non un créateur. Il a certes suscité des vocations géniales, mais Il n’est Lui-même ni le grand capitaine, ni le grand savant, ni le grand artiste qu’il eût rêvé de devenir. Ni César, ni Einstein, ni Bach. Il y a eu Jésus, sans doute, mais ce n’était déjà plus Lui-même. Et cette maladive frustration, qui le taraude depuis des siècles et des siècles, finit par le déranger mentalement. Elle L’amène à confondre ses désirs et sa réalité. Jaloux du Génie humain, il veut se faire Homme, et tant qu’à faire, Grand homme. Alors, quand il en a le loisir, eh bien, il passe à l’acte.

— De là à se prendre pour moi ! fis-je dans un accès d’humilité.

— En vérité, en vérité, Dieu se prend toujours pour Quelqu’un d’autre. Et il se trouve que cet Autre, aujourd’hui, c’est vous.

Ces paroles du Docteur me parurent rassurantes, et d’autant plus crédibles qu’à deux ou trois reprises, mon « être-Dieu », en face de nous, avait semblé irradier une luminosité quasi solaire. Je trouvais d’ailleurs Son Visage de plus en plus semblable au mien. Mon problème, c’est que j’avais encore du mal à Le prendre pour Dieu.

— Les apparences sont trompeuses, déclara le Psy, comme s’il devinait mon état d’âme.

— Mais alors, repris-je : est-ce qu’Il se prend effectivement pour moi, ou est-ce qu’Il se déguise provisoirement en moi ?

— Il n’y a pas de doute, dit le médecin : Il se prend réellement pour vous. Il a ce pouvoir.

— Mais alors, que va-t-il se passer ?

— Rien de bien grave : Il va devenir vous.

Pris d’une immense panique, je m’écriai : « Et Moi alors, dans tout Ça ? »

Je n’en suis pas encore revenu.

Le Songeur  (09-10-14)



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