AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (273)

20 ANS DE RETRAITE : MA FOLLE POURSUITE

C’était, je crois, en décembre 1997. Peu avant que se profile ma retraite.

Bien calé sur une banquette du métro, j’étais si passionné par ma lecture (un article scientifique selon lequel notre mort est biologiquement préparée dans nos cellules dès le plus jeune âge) que je fus surpris d’arriver si vite à destination, et de découvrir, en levant les yeux, un slogan hyper-actif affiché sur les murs du quai où notre rame venait de s’immobiliser :

« PRENEZ DE L’AVANCE SUR VOTRE AVENIR »

Je sortis aussitôt du wagon et, me précipitant dans mon couloir habituel, je m’aperçus que la même affiche y répercutait le même slogan indéfiniment. Cette annonce invitait le public à visiter une exposition alléchante consacrée à de récentes découvertes qu’il eût été regrettable d’ignorer à l’heure où nous allions entrer dans les années 2000…

Il y a toujours eu en moi un « honnête homme », au sens classique du terme, disposé à tout entendre et connaître, qui ne pouvait rester indifférent à une pareille suggestion. J’accélérais donc le pas, en phase avec l’appel dynamique, qui m’assurait de gagner un temps précieux et de participer, comme tous mes frères humains, à la grande marche en avant du progrès scientifique, technique, culturel et social. Ce faisant, il me semblait déjà prendre de l’avance sur mon avenir. Enfin « dans le vent », je marchais comme au devant de moi-même. Je me sentais même si bien de mon Temps qu’il me semblait avoir rejoint celui qui devait suivre, grisé par une euphorie, un enthousiasme qui ne devaient pas me quitter pendant plusieurs mois.

Je n’ai donc pas manqué le tournant : j’ai pris de l’avance sur mon avenir !

Sur le point d’atteindre l’an 2000, je ressentis néanmoins une sorte de frémissement imprévu : qu’allait-il se passer vraiment dans ma vie si je continuais sur ma lancée ? Un renouveau radieux ? Un désenchantement imprévu ? La nostalgie peut-être d’avoir pris congé trop tôt du 20èmesiècle, témoin de mes premiers élans ? Allons donc, me dis-je, ce n’est plus à mon âge qu’on doit s’encombrer de regrets…

Cependant, je ne pus échapper à la la terrible vérité qui m’éblouit soudain : dès lors que j’eus pris cette avance sur mon « avenir », celui-ci se trouvait forcément derrière moi, piaffant dans mon dos, en raison de sa fâcheuse tendance à toujours aller de l’avant !

Je n’avais plus le temps de faire la moindre pause.

Je ne pouvais plus revenir en arrière : trop risqué !

Impossible même de ralentir : mon avenir m’eût laissé sur place (dans quel état ?), dépassé sans pitié (de quoi aurais-je eu l’air ?), ou carrément percuté !

Si je m’étais laissé rattraper par cet avenir déchaîné derrière moi, n’aurais-je pas frisé la catastrophe d’un big bang temporel ? Qu’en savions-nous ?…

Talonné sans répit, je poursuivis ma course, sans même avoir conscience d’opter pour ce choix. Vint l’an 2000, puis 2001, 2003, 2005, 2006 !

Les années défilaient, ma folle course était sans halte. Je m’essoufflais, j’étais au bord de l’asphyxie, je publiais des livres, faisais des conférences, sillonnais l’hexagone, je m’agitais en insensé pour me voiler la face sur le cataclysme qui m’attendait. Pour tenir, je cherchais à tout-va des remontants divers, je croyais puiser dans ma funeste addiction l’énergie même qui me dopait ! Désespérément. Et sans me l’avouer.

Mais rien à faire, rien à faire : les semaines, les mois, les années accélérèrent leur défilement têtu.

2007, 2008, 2009, 2010, 2012 (où je créai l’AFBH), 2015, 2016, et toujours cette fuite en avant, toujours mon avenir à mes trousses aboyant derrière moi !

Je ne savais où donner de la tête. Je n’osais me plaindre et me plaignais pourtant.

Je ne savais où donner de la tête ! Et j’avais beau refuser de l’entendre,

ma plainte murmurait sans faiblir en moi-même.

Je suppliais parfois : Ô mon avenir, reprends ta place, repasse devant — Non ! Surtout pas, trop dangereux !

N’y avait-il aucun moyen de se mettre sur la touche ? Non, imbécile, tu n’as pas droit ! me répondait le Destin. Trop tard, trop tard !

Personne n’a droit de nos jours de prendre du retard sur son avenir ! Tu ne peux pas t’en tirer ! Ce serait tout gâcher. Songe que tu pourrais aussi mettre aussi en danger ton épouse, tes enfants ta famille ! Que faire, que ne pas faire ? !

J’ai tout essayé, je vous le jure : impossible d’échapper au Sort cruel dont on n’ose pas même imaginer la nature. Quand votre avenir est derrière vous, n’espérez plus remettre les pendules à l’heure…

J’approchais donc 2018, ému et mû par les plus sombres pressentiments… — Que faire, que ne pas faire ! —, quand, inexplicablement, l’événement se produisit.

Mon affolement même, les palpitations issues de mes angoisses, ma tension artérielles et quelques embols indésirables, précipitèrent l’AVC fatidique qui mit provisoirement K.O. mon cerveau épuisé, pendant de longs mois.

Je n’ai pas su ce qui se passait, j’ignore encore ce que fit mon avenir durant cet épisode ; toujours est-il que, perdant ma trace le temps de ma rééducation, il continua d’avancer plus ou moins aveuglément, de sorte que, lorsque je repris le contact avec le Réel, le croirez-vous ? ce fut pourtant la plus banale des évidences :

MON AVENIR ÉTAIT REPASSÉ DEVANT MOI !

Vous savez tout, maintenant.

Je me suis bien gardé alors de « refaire mon retard », comme tentent de le faire les coureurs obstinés.

J’ai au contraire laissé mon avenir galoper tranquillement devant moi et prendre au moins (-j’espère !-), une décennie d’avance, et plus s’il le désire.

En attendant, me voici dégrisé devant vous. Ne nous pressons plus. Suivez-moi gentiment, non sans me freiner s’il le faut…

Et à jeudi prochain !

Le Songeur  (28-10-2021)



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