AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (259)

« ET TOI QUI CROYAIS QUE DIEU T’AIMAIT ! »

Il est des « explications » qui ne font que mystifier ce qu’elles semblent éclairer. On veut tellement rationaliser ce qui nous arrive ! Au risque que d’y consacrer des logiques délétères.

C’est le cas de cette rengaine débile qu’on entend parfois dans la bouche d’une personne frappée d’un malheur imprévu : « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter ça ? ».

Quelle est cette « logique » qui nous rendrait coupable du Mal qui nous échoit ?

De ce qu’une punition méritée donne souvent lieu à un châtiment douloureux, faut-il déduire – par réflexe– que ce qui nous fait le plus mal est forcément un châtiment mérité. Pourquoi ? Par qui ? Au nom de quelle justice supérieure, ou simplement de quelle vengeance métaphysique ?

Je m’étonne et trouve stupide d’entendre encore dire ça en 2020 !

Et cependant, qui n’a jamais entendu remuer au fond de soi ce pressentiment qui singe la sagesse pour nous faire accepter tel coup du sort, telle désillusion vitale ou tel deuil familial, en nous inclinant à y suspecter la juste punition d’une faute inconsciemment commise (par action ou par omission) ?

Dieu nous châtie !

Bien fait pour nous !

Voyons, voyons, : que vient faire Dieu dans tout ça ?

Cette femme qui gémit n’est évidemment pas coupable de ce qui lui est arrivé. Et moi non plus, lors de ce type de malheur qui peut frapper n’importe qui, et où j’ai pu sentir se creuser soudain au fond de moi l’abandon sans motif d’une supposée faveur divine...

Tout ça n’avait et n’a jamais eu aucun rapport !

On sait bien que le malheur ou le mal frappent au hasard, aussi bien l’innocent fragile que le coupable endurci. Il suffit de voir s’égrener chaque jour le chapelet sans fin des faits divers tragiques… Toutes coupables, tant d’innocentes victimes ? Le moindre enfant battu, parfois jusqu’à la mort.

Faut-il que ce qui nous arrive de cruel soit moins absurde, donc plus supportable, lorsqu’on lui prête le sens d’une punition méritée ?

Logique délétère !

Peut-être vous souvenez-vous, dans La Peste de Camus, du fameux sermon du Père Paneloux clamant aux paroissiens qui cherchent un sens au fléau qui s’est abattu sur Oran : « Mes Frères vous êtes dans le Malheur, mes Frères vous l’avez mérité ! ».

Imaginez que l’un des spécialistes qui pérorent en ce moment sur les plateaux télé interprète soudain la pandémie présente comme un châtiment céleste envoyé à l’humanité actuelle pour la sanctionner d’un crime mystérieux dont elle n’a pas conscience ? Kafkaïen !...

On ne l’entend plus, bien sûr. Et pourtant, sous ce silence, l’avalanche des questions qu’on n’ose plus se poser demeure. Pourquoi souffrons-nous ? D’où vient le Mal ? Et quelle étrange confusion que celle des mots « Mal » et « Malheur » qui interfèrent et s’emmêlent sans cesse dans l’expression sidérée du tragique qui nous frappe (je ne parle évidemment pas de nos petites misères ou contrariétés quotidiennes).

Comment peut donc encore grouiller dans notre subconscient cette « logique » délétère ?

J’essaie de repenser le sens des mots.

Dans son emploi le plus fréquent, le mot « mal » a d’abord un sens factuel, relativement neutre, qui qualifie tout ce qui nous est humainement nocif : j’ai mal, physiquement, moralement, etc. J’éprouve souffrance ou douleur, je suis victime d’un malheur imprévu, de l’hostilité inexpliquée des choses ou des gens, en sentant peut-être se profiler parfois la question que je ne m’avoue pas : pourquoi tout cela se ligue-t-il contre moi ou renaît sans cesse parmi nous ?

Mais dans un second emploi, lorsque je suis non pas l’objet du mal reçu, mais le sujet qui le produit, lors donc que, sciemment ou non, je fais le mal, autour de moi ou aux dépens d’autrui, le terme prend une toute autre acception et dimension : il n’est plus seulement un fait aléatoire d’ordre « cause à effet », il qualifie une conduite morale répréhensible. Le mal peut alors sembler éclairer partiellement la question du malheur. S’il y a Malheur, c’est qu’il y a eu « Mal », mais tout le malheur ne saurait se réduire à cette cause. S’il y a souffrance aussi, c’est qu’il a fallu édicter une morale qui doit sanctionner le délit, édifier des lois punitives comme celle du talion et, de proche en proche, établir tout l’édifice socioculturel et religieux de la faute et du péché, de la peine et du pardon, de sorte que notre inconscient collectif nous a persuadés d’attribuer aux malheurs qui nous éprouvent la possible cause invisible d’un Mal en soi auquel nous ne serions pas étranger. Et c’est alors que les punitions convenues, et les expiations nécessaires, souvent inégalement distribuées, n’ont pour effet, loin d’éradiquer le mal, que d’ajouter une sorte d’accroissement exponentiel à la souffrance des hommes.

Force est alors de constater que, de cette catastrophe historique, on peut difficilement exonérer le rôle de l’intériorisation millénaire de la tradition judéo-chrétienne, qui associe si étroitement le Malheur et le Mal, qui donne la Souffrance et la Mort comme résultant de fautes collectives à racheter collectivement, tel ce « Péché originel » lésant la majesté du Créateur même, lequel exigerait des sacrifices sublimes et des Rédempteurs à la hauteur de cet affront mythique.

Depuis 2000 ans, nous n’en finissons pas de devoir vivre des malheurs dont on nous rend plus ou moins coupables, auxquels s’ajoutent les scarifications et autopunitions masochistes qui sont autant d’expiations anticipées par lesquelles on conjurerait d’avance la perte d’une innocence due à la fatalité d’une condition pécheresse.

On m’objecte : mais c’est oublié, tout cela ? Nullement ! Le terrible dogme de la Chute originelle et de sa Rédemption est toujours là : la personne divine y apparaît scindée en un Dieu-le-Père qui exige un sacrifice pour le rachat des hommes, et un Dieu-Fils, Jésus, qui s’offre par amour à cette sublime souffrance. Le Sacrifice suprême est toujours à l’honneur, comme moyen pourtant si contraire à sa fin proclamée. On ne peut mieux sacraliser le grandiose malheur de souffrir au nom de l’extinction définitive du mal et de la souffrance. Dieu, à la fois Père et Fils, semble dire sublimement à l’Humanité : « Je te rachète par ma souffrance du Mal que tu me fais. » Et dans la mesure où l’Église, innocemment, invite les croyants à s’associer à ce mouvement d’amour auto-sacrificiel, ceux qui croient aider le monde en se faisant souffrir ne font qu’ajouter à la souffrance du monde : le masochisme institué n’est-il pas tout le contraire d’une pratique oblative ?

Il faut avouer d’ailleurs, concernant ce terrible lien qui parfois nous fait vivre nos tragédies comme des expiations (châtiments ou épreuves sanctifiantes) que ce sont encore les croyants les plus fervents qui en sont les plus souffrants. Le Juste, qui croit intensément à la présence agissante du Créateur, adhère souvent à une sorte de providentialisme protecteur, tantôt manifeste, tantôt larvé. Dès lors, il s’expose à être plus que tout autre brutalement frappé par les circonstances tragiques auxquelles il n’échappe pas plus que le commun des mortels. Comment peut-il alors ne pas ressentir, aussi brutalement, l’évidence soudaine de l’abandon de Très-Haut, dont la faveur ne le protège plus. Comment cela était-il possible ? Qu’avait-il fait pour que son Dieu le traite ainsi ?

Sa détresse a un nom : on l’appelle déréliction. C’est une désillusion abyssale qui abat dès lors les plus fidèles des Serviteurs de Dieu. Ils n’en reviennent pas de se sentir comme frappés par derrière, leur confiance les ayant rendus trop aveugles pour qu’ils aient vu le coup venir.

Imaginons le drame du Juste éprouvé, qui se sent soudain réprouvé, et qui, découvrant alors son visage défait dans son miroir, se lance enfin à lui-même cette invective ironique : « Et Toi, toi qui croyais que Dieu t’aimait ! »

Il a raison. Mais bon, n’insistons pas : il est temps que j’arrête ici mon discours et ma plainte, pour ménager le Créateur.

Que voulez-vous, je suis buté : je n’arrive pas à me sentir coupable de l’Injustice de Dieu.

Le Songeur  (18-03-2021)



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